Une nouvelle mission archéologique française à Erbil : coopération, patrimoine et enjeux scientifiques
Introduction et contexte du projet
Située au pied des monts Zagros, dans le nord de l’Irak, la ville d’Erbil— capitale de la région autonome du Kurdistan —, connue dans l’Antiquité sous les noms d’Urbilum, Arba-il ou Arbèles, occupe une position stratégique à la croisée des routes entre l’Iran et la Mésopotamie (fig. 1). Cette situation géographique privilégiée, à la jonction du piémont montagneux et des fertiles plaines alluviales, s’étendant entre le Grand Zab et le Petit Zab, deux affluents du Tigre, a favorisé, dès les premières périodes historiques, l’essor d’un important centre urbain au Proche-Orient ancien. Au cœur de la ville moderne se dresse la citadelle d’Erbil (en arabe : قلعة أربيل ; en kurde : قهڵای ههولێر), inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2014. Réputée pour être l’une des plus anciennes villes occupées en continu au monde, elle témoigne d’une histoire urbaine ininterrompue depuis environ 6000 ans. Cette occupation prolongée, conjuguée à sa situation géographique exceptionnelle, confère à Erbil un statut unique dans l’histoire du Proche-Orient. Elle s’impose sans conteste comme l’un des pôles urbains majeurs de la civilisation mésopotamienne (Van de Mieroop 1999) (fig. 2).


Erbil était déjà une cité-État mésopotamienne au IIIe millénaire avant notre ère. Elle apparaît pour la première fois sous le nom d’Ir-bi-i-lumki dans un texte cunéiforme daté entre 2500 et 2300 av. J.-C., découvert à Ebla. La ville atteint son apogée pendant la période néo-assyrienne (Xe–VIIe siècles av. J.-C.), aux côtés de Ninive, Assur et Khorsabad, en tant que capitale religieuse (haut lieu du culte d’Ištar d’Arbela) et résidence royale. (MacGinnis 2014 ; Nevling Porter 2004). Erbil est restée ensuite un haut lieu de l’histoire, au carrefour de multiples dynasties et empires. Malgré l’importance historique d’Erbil et de sa citadelle, les recherches archéologiques sont longtemps restées limitées. Au XIXe siècle, bien que la région ait été traversée par plusieurs explorateurs, aucune étude approfondie n’a été menée. Au cours du XXe siècle, les conditions peu favorables et les restrictions d’accès au site ont freiné toute tentative de fouille. Ce n’est qu’au XXIe siècle que les perspectives archéologiques se sont améliorées, grâce à un regain d’intérêt scientifique et à un contexte géopolitique plus propice. Plusieurs opérations, incluant des prospections, ont ainsi pu être conduites. Deux campagnes, en 2006 et 2010, ont porté sur la prospection de surface, tandis qu’une autre (prospection et fouille très limitée) en 2010 a permis d’évaluer l’importance des vestiges dans leur contexte historique, tout en explorant des approches adaptées à la topographie actuelle de la citadelle (Novaček 2007 ; Nováček et al. 2008 ; Colliva et al. 2012). Enfin, en 2014, une nouvelle phase d’étude et d’intervention a été entreprise par une équipe locale de la Haute Commission pour la revitalisation de la citadelle d’Erbil « HCECR », (Al Yaqoobi et al. 2016).
La création de la Mission Archéologiques Française d’Erbil (MAFE)
Avec une occupation ininterrompue depuis près de six millénaires, la citadelle d’Erbil offre un potentiel scientifique exceptionnel. Consciente de cet enjeu, la Mission archéologique française d’Erbil (MAFE) a été fondée en 2023 à mon initiative alors que j’étais responsable de l’Institut français du Proche-Orient à Erbil. Un accord de coopération a été signé entre le Ministère de la Municipalité et du Tourisme, la Direction générale des Antiquités et du Patrimoine du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG), le gouvernorat d’Erbil et la Haute Commission pour la revitalisation de la citadelle (HCECR). Cet accord autorise la mission française à conduire des recherches archéologiques — fouilles, prospections, documentation, et formations — sur la citadelle et dans sa zone tampon, incluant la ville basse. Le programme s’étend sur cinq ans, avec possibilité de renouvellement.
Enjeux scientifiques, stratégie de fouilles et méthodologie
Ce projet archéologique s’inscrit pleinement dans le cadre du Master Plan d’Erbil, une stratégie globale de revitalisation de la ville historique fondée sur une approche coordonnée intégrant documentation, conservation, valorisation et réutilisation du patrimoine architectural. Le programme adopte une approche pleinement pluridisciplinaire, combinant archéologie du paysage, étude de la culture matérielle et analyse des sources textuelles. Il mobilise une large gamme de méthodes analytiques — archéologiques, archéométriques et paléoenvironnementales (géoarchéologie, archéozoologie, archéobotanique) — encore rarement appliquées de manière intégrée à Erbil. Cette démarche permet de renouveler les perspectives sur l’évolution de l’urbanisme et des dynamiques socioculturelles dans la région. Cette combinaison vise à mieux comprendre l’évolution de l’occupation humaine et les interactions entre la ville et son environnement naturel sur le temps long. En ce qui concerne les fouilles sur la citadelle, une évaluation menée par le HCECR sur la faisabilité d’un programme archéologique dans la topographie actuelle a abouti à la désignation de sept zones potentielles (A à G). En concertation avec le HCECR, trois zones ont été retenues : la zone B (nord-est de la citadelle), la zone D (tranchée en escalier) et la zone E (exploration des fortifications). Pour la ville basse d’Erbil, nous avons sélectionné une vaste zone sans occupations modernes, située au nord de la citadelle. Un chantier d’environ 51 × 49 m, nommé LT (Lower Town), a été identifié. Il constitue un secteur clé pour mener, pour la première fois, des fouilles à grande échelle dans la ville basse. Ces investigations sont cruciales pour mieux comprendre le développement urbain d’Erbil, offrant un éclairage complémentaire sur la vie quotidienne, l’organisation urbaine et les dynamiques sociales en dehors des fortifications (fig. 3).

Équipe internationale et pluridisciplinaire
La mission archéologique d’Erbil réunit une équipe internationale et pluridisciplinaire, fruit d’une collaboration étroite entre plusieurs institutions françaises, étrangères et locales. Du côté français, le projet s’appuie sur les expertises de l’UMR 5133 Archéorient, de l’IFPO, de l’UMR 5138 ArAr, ainsi que sur les institutions culturelles françaises présentes à Erbil (l’École française et l’Institut français d’Erbil). À l’échelle internationale et locale, la mission bénéficie du soutien de partenaires variés : le Musée national du Danemark, l’Université Masaryk, République tchèque (Faculté des sciences, Département d’anthropologie), la Haute Commission pour la revitalisation de la citadelle d’Erbil (HCECR), la Direction générale des Antiquités du Kurdistan d’Irak, la Direction des Antiquités d’Erbil, l’Université de Soran et son Scientific Research Center (SRC), l’Institut irakien pour la conservation des antiquités et du patrimoine, ainsi que l’Université de Salahaddin à Erbil.
Deux campagnes de fouilles ont été conduites en octobre 2023 et en mai 2024, avec le soutien financier de l’IFPO (fig. 4). Ces premières opérations ont livré des résultats prometteurs, tant sur le plan stratigraphique que matériel — notamment la découverte de la première tablette cunéiforme mise au jour dans la ville d’Erbil. À partir d’octobre 2025, la mission bénéficiera d’un financement quadriennal (2025-2028) de la Commission consultative des recherches archéologiques à l’étranger (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères), ainsi que du soutien renouvelé de l’IFPO et du laboratoire Archéorient.

Actions de formation, de sauvegarde et de valorisation
Le projet porté par la MAFE entend contribuer activement à la formation d’une nouvelle génération de chercheurs et d’étudiants, aussi bien irakiens que français, tout en participant à la sauvegarde de la citadelle d’Erbil et de la ville basse. Il s’inscrit ainsi dans une démarche de coopération franco-irako-kurde à long terme. Dans cette perspective, un chantier-école a été organisé à Erbil du 15 au 19 octobre 2023, en collaboration avec l’IFPO, le laboratoire Archéorient (UMR 5133) et la MAFE (fig. 5), (Vidéo sur 25images/shs). Cette formation de terrain en archéologie a mobilisé chercheurs et ingénieurs autour de modules intensifs de deux jours. Chaque atelier a réuni une dizaine de participants – étudiants ou membres des services archéologiques et culturels locaux – autour d’outils et de méthodes de travail spécialisés. Ce programme a accueilli 95 personnes, issues de 11 régions du Gouvernement régional du Kurdistan (Vila et al. 2023).

Par ailleurs, la mission ne se limite pas à la recherche académique : elle vise aussi à valoriser ses résultats auprès du grand public à travers des projets de médiation innovants. Un exemple emblématique est le projet en cours Virtual Tour of Erbil Citadel: Journey Through History, développé en partenariat avec le Kurdistan Center for Arts and Culture (KCAC) et Iconem. Ce projet associe modélisation 3D, archives photographiques historiques, données archéologiques et sources textuelles pour offrir une expérience immersive de la citadelle d’Erbil. Il s’inscrit dans une volonté de rendre accessible ce patrimoine exceptionnel, en conciliant exigence scientifique et diffusion culturelle.
À suivre sur ArchéOrient Le Blog…
Le récit de cette nouvelle aventure scientifique ne fait que commencer. Une prochaine mission de terrain, prévue en octobre 2025, nous apportera sans aucun doute son lot de découvertes et de réflexions. Nous ne manquerons pas de partager les avancées de nos recherches et les moments forts de cette mission dans un prochain billet sur ce blog.
Remerciements
Nous tenons à adresser nos plus sincères remerciements à l’ensemble de l’équipe de l’IFPO au Consulat général de France à Erbil, ainsi qu’à l’Ambassade de France en Irak pour leur soutien constant tout au long du processus de mise en œuvre de ce projet. Nos plus vifs remerciements vont également à l’équipe du HCECR pour leur collaboration active et pour avoir mis à disposition les infrastructures nécessaires à la réalisation de nos travaux. Nous exprimons enfin notre profonde gratitude à la Direction générale des Antiquités et du Patrimoine du Kurdistan ainsi qu’à la Direction des Antiquités d’Erbil pour leur coopération et leur appui précieux dans le cadre de cette mission. Nous remercions tout particulièrement les membres de la mission pour leur engagement, leur expertise et leur enthousiasme, qui rendent cette aventure scientifique et humaine possible. Nous adressons une reconnaissance particulière à Hezha ZAYER MOHAMMED (HCECR), à Mohammed LASHKRI (DGA-KRG), à Omar MAHMOUD (Université de Soran), ainsi qu’à Yanal AL-MOKDAD (Université Libanaise-Beyrouth) pour leur implication constante sur le terrain et dans le suivi scientifique du programme.
Bibliographie
Al Yaqoobi, D., Korsheed Khader, A., Mohammed, S., Hassan Hussein, S., Shepperson, M., MacGinnis, J. 2016. Archaeological investigations on the Citadel of Erbil: Backround, Framework and Rssults, in : K. Kopanias, J. MacGinnis (éds), The Archaeology of the Kurdistan Region of Iraq and Adjacent Region, Oxford, 1–10.
Colliva, L., Colucci, A., Guidi, G. F. 2011. Geophysical prospections with GPR RIS/MF System: a Preliminary Archaeological Survey on Erbil Citadel, in: C.G. Cereti, R. Giunta, (eds). Preservation of Cultural Heritage of the Kurdish Region in Iraq. Italian Cooperation Project in Iraqi Kurdistan (2009–2010), ISIAO. Rome, 39–46.
MacGinnis, J. D. A. 2014. A City from the Dawn of History. Oxford: Oxbow.
Nevling Porter, B. 2004: Ishtar of Nineveh and her collaborator, Ishtar of Arbela, in the reign of Assurbanipal, Iraq 66, 41–44.
Nováček, K. 2007. Arbíl – konstanty a proměnné ve vývoji mezopotámského městského centra, in: L. Pecha (ed.), Orientalia Antiqua Nova 7. Sborník z konference v Plzni 2007, 135–145.
Nováček, K., Chabr, T., Filipský, D., Janíček, L., Pavelka, K., Šída, P., Trefný, M., Vařeka, P.2008. Research of the Arbil Citadel, Iraqi Kurdistan, First Season. Památky Archeologické 49, 259–302.
Van de Mieroop M. 1999, The Ancient Mesopotamian City, Oxford, University Press.
Emmanuelle Vila et al. (3 novembre 2023). Une semaine de formation aux métiers de l’archéologie II : Archéorient à Erbil . ArchéOrient – Le Blog. Consulté le 19 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/bd3
L’auteur
Georges Mouamar est chargé de recherche au CNRS, chercheur associé à l’Ifpo. Archéologue, spécialiste du Proche-Orient à l’âge du Bronze et céramologue, il est membre de l’UMR 5133 – Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Georges Mouamar (30 mai 2025). Une nouvelle mission archéologique française à Erbil : coopération, patrimoine et enjeux scientifiques. ArchéOrient - Le Blog. Consulté le 22 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1416a