Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

El Kowm : 1,8 million d’années d’histoire humaine au cœur de la steppe syrienne

Dans la steppe de Syrie centrale, entre l’Euphrate et Palmyre, se trouve une zone basse nommé bassin d’El Kowm. À première vue aride et inhospitalier, ce territoire cache pourtant de nombreux grands sites préhistoriques. À l’image de la Dordogne en France et de l’Europe, de la vallée de l’Omo en Éthiopie, ou encore du lac Turkana au Kenya, El Kowm, l’une des plus riches archives préhistoriques du Proche-Orient, a été habité de façon récurrente depuis près de 2 millions d’années.

Dans la conquête de l’Eurasie par les humains venus d’Afrique de l’Est par des sorties successives, le Levant et l’est de la Méditerranée offraient des ressources alimentaires variées. El Kowm faisait partie de ces zones riches en flore et en faune à certaines périodes et redevenait désertique à d’autres, en fonction des facteurs climatiques et environnementaux. Ce bassin aride, situé entre l’Euphrate et Palmyre, large de 25 km (fig. 1), semble, par sa nature et son environnement, moins privilégié dans cette conquête que les zones levantines plus humides et verdoyantes, comme la vallée de la Bekaa ou celles de l’Oronte et du Nahr al-Kabir. Cependant, les premiers travaux archéologiques dans le bassin d’El Kowm, dans les années 1960 et 1970, ont rapidement révélé une très grande richesse en vestiges préhistoriques (Buccellati 1967, Dorneman 1969, Susuki et Kobori 1970, Bader et Tchoumakov 1977). La présence de nombreuses sources d’eau artésiennes et de matières premières minérales de grande qualité pour la fabrication d’outils en pierre explique pourquoi les humains et les animaux ont été attirés dans cette région.

Fig. 1. Localisation de la région d’El Kowm en Syrie centrale (© A. Alqadi)

En 1978, la Mission Permanente d’El Kowm-Mureybet (MPK) du ministère des Affaires étrangères français a été fondée par Jacques Cauvin. Il s’agissait d’une équipe pluridisciplinaire de chercheuses et chercheurs qui ont découvert et étudié de nombreux sites préhistoriques (Cauvin et al. 1979, Besançon et al. 1981, 1982, Hours et al. 1983 ; Copeland et Hours 1983 ; Le Tensorer et Hours 1989, Stordeur D. et al., 1991, 2000, Abbès 1998, 2003). Après l’identification de plusieurs cultures paléolithiques, épipaléolithiques et néolithiques inédites, la période du Néolithique qui commence dans la région d’El Kowm 7000 ans avant J.-C. est devenue le centre d’intérêt de cette mission.

Des séries de sites épipaléolithiques ont également été identifiés par des prospections et des ramassages d’artefacts lithiques (Cauvin 1981, Cauvin et Coqueugniot 1988, 1989). Plus tard, entre 1991 et 1994, des fouilles d’un niveau kébarien ont été réalisées (Boëda et al. 1993), donnant une date de 18.000 ans avant J.-C. (Alcalde et al. 2013). Le Paléolithique était également un centre d’intérêt majeur pour les missions archéologiques. Une grande prospection ciblée sur cette période, en 1980, a mis au jour des dizaines de sites appartenant à l’Acheuléen final, au Yabroudien et à d’autres faciès du Paléolithique moyen (Besançon et al. 1981). Les fouilles ont débuté dès la fin des années 1980 avec la mission syro-suisse de l’Institut de Préhistoire de l’Université de Bâle, dirigée par J.-M. Le Tensorer, sur le site de Nadaouiyeh Aïn Askar, en 1997 sur le site d’Hammal, site éponyme du hummalien puis en 2008 à Aïn al-Fil, (Le Tensorer et al. 1993, 1997, 2011, 2015). Ce dernier a donné une date de 1,8 million d’années d’un niveau d’industries oldowayennes, alors que Hummal a fourni des dates allant de 1 million à 50 000 ans, appartenant à plusieurs cultures préhistoriques. Parallèlement, la mission française Umm el Tlel-El Meirah de l’Université de Paris X-Nanterre, dirigée par E. Boëda, a débuté ses travaux dans les années 1990 (Boëda et al. 1993, 1996, 2001, 2008). A El Meirah, le niveau acheuléen a été datée vers 700 000 années. 

En 2010, la mission syrienne dirigée par A. Alqadi et N. Awad a mené des fouilles sur le site d’Aïn Jawal en 2010 et 2011 (Al Qadi et al. 2015).
El Kowm, comme nous l’avons vu, vibrait de vie dès le Paléolithique. Cette récurrence d’occupation humaine dans une même zone, avec un écosystème riche relativement constant, est remarquable. En tant que préhistorien ayant fouillé dans cette région de 2001 à 2011, et y travaillant encore aujourd’hui sur le Paléolithique, l’Épipaléolithique et le Néolithique, la vision globale de l’occupation préhistorique de ce territoire est devenue un sujet de premier intérêt de mes recherches. C’est en 2011 avec la fouille du site d’Aïn Jawal, que les recherches de terrain ont dû s’arrêter dans le bassin d’El Kowm (fig. 2).

Fig. 2. Vue générale du site de Aïn Jawal (© A. Alqadi)

Par la suite, une idée a émergé et s’est imposée : présenter la préhistoire d’El Kowm au grand public. C’est cette continuité d’occupation humaine jusqu’à nos jours que nous voulions mettre en lumière, notamment à travers les sources d’eau autour desquelles les groupes humains préhistoriques se sont installés — et qui sont toujours utilisées aujourd’hui par les habitants d’El Kowm. Pour cela, nous avons opté pour un moyen visuel : imager les données et les idées pour les rendre plus accessibles, et faire revivre les scènes de la préhistoire dans la région d’El Kowm.

Nous avons donc décidé de produire une vidéo présentant les connaissances scientifiques sur la préhistoire dans cette zone aride. Nous avons commencé à rassembler les éléments en intégrant les données issues des recherches archéologiques menées à El Kowm depuis les années 1970 par plusieurs équipes internationales et locales, en collaboration avec la Direction Générale des Antiquités et des Musées de Damas. Il s’agit notamment de la mission française El Kowm-Mureybet du MEAE, de la mission syro-suisse de l’Institut de Préhistoire de l’Université de Bâle, de la mission française Umm el Tlel-El Meirah de l’Université de Paris X-Nanterre et de la mission nationale d’Aïn Jawal dans la région d’El Kowm (DGAM).

Un projet de film intitulé « El Kowm, une histoire d’avant l’écriture »  a ainsi été lancé au sein du Laboratoire d’Archéologie africaine et anthropologie (ARCAN) de l’Université de Genève. Des collaborations scientifiques ont également été établies avec le Musée de Damas et la mission El Kowm-Mureybet du MEAE, dirigée par Frédéric Abbès, pour obtenir les données et documents nécessaires. Spécialistes des industries lithiques du Paléolithique, nous avons fait appel à Frédéric Abbès, spécialiste du Néolithique au Levant et plus particulièrement dans le bassin d’El Kowm, pour devenir partenaire dans ce projet.

Notre premier défi fut de reconstituer les paysages de la préhistoire. Khaled Abdo, infographiste en archéologie et doctorant en préhistoire à l’Université de Barcelone, a pris en charge cette tâche. Pour la création des scènes, nous nous sommes appuyés sur des données scientifiques, en veillant à la fidélité et à la précision. Les expertises en bioanthropologie, archéobotanique et archéozoologie ont été essentielles. Nous avons ainsi collaboré avec Jocelyne Desideri (anthropologue, ARCAN), Emmanuelle Vila (archéozoologue, Archéorient) et George Willcox (archéobotaniste, Archéorient). Leurs contributions nous ont permis de représenter au mieux les éléments humains, fauniques et floristiques. Un grand nombre de photographies ont été rassemblées pour illustrer les contextes archéologiques : une partie provient des archives de la mission syrienne d’Aïn Jawal ; une autre a été fournie par le Musée de Damas (restes humains, ossements, pièces lithiques) ; enfin, la mission El Kowm-Mureybet du MEAE et ses trente années d’archives, a également fourni des documents précieux. Pour le Paléolithique, outre nos propres travaux, Jean-Marie Le Tensorer a fourni de multiples informations et conseils. Ce projet a ainsi été fédérateur et la liste des personnes impliquées est longue.

Un séjour à l’antenne de Jalès (CNRS Archéorient – UMR 5133, Université Lyon 2) a permis de réaliser des pièces expérimentales, de consulter la littérature spécialisée et de photographier des pièces lithiques. Le traitement des images a été effectué par David Glauser (ARCAN), et les dessins pédagogiques réalisés par Eva Gutscher (ARCAN).

Transformer le texte que nous avions ébauché — contenant les données archéologiques sur 1,8 million d’années d’occupation humaine à El Kowm — en un récit accessible fut un défi. Frédéric Abbès en a rédigé le texte, dans un style clair et grand public. Ce récit a ensuite été narré par la voix de Clara Barge (étudiante, monteuse vidéo) pour sa version française. Lors du stage de technologie lithique organisé en 2024 à l’antenne de Jalès par Frédéric Abbès, nous avons réalisé des séquences de taille de pierre et effectué des enregistrements sonores, en collaboration avec les participants.

L’aspect contemporain d’El Kowm est également présenté à travers des images et une vidéo d’El Kowm (fig. 3). Cela a été rendu possible grâce à Mohamad et Ahmad Ounouzi, habitants d’El Kowm, qui nous ont raconté l’histoire récente de la région et nous tiennent depuis régulièrement informés de son actualité. Le montage vidéo a été réalisé par le service audiovisuel de l’Université de Genève, avec Fabio De Giorgi et Jesús Manuel Gonzalez. Les scènes, les photos, les dessins, les textes et les sons ont été combinés, tissant avec émotion l’histoire d’El Kowm.

Fig. 3. Paysage moderne d’El Kowm (© A. Alqadi)

Deux autres versions du film, en arabe et en anglais, ont également été réalisées, en conservant les mêmes éléments visuels et sonores et en adaptant légèrement les textes. Pour la version arabe, l’adaptation a été réalisée par nous-même et lue par Ward Ismaeel (narratrice, Damas). Le texte anglais a été traduit du français par Marie-Claire Dawson (traductrice indépendante) et narré par Theresa Barket (chargée de cours à l’Université de Los Angeles.).

El Kowm a désormais une histoire accessible au plus grand nombre, une histoire vieille d’au moins 1,8 million d’années, qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Nous pouvons désormais suivre la succession des périodes et des cultures préhistoriques à travers le temps. Ce travail s’adresse à tous : aux habitants d’El Kowm, au grand public et aux spécialistes. Cette petite région, presque abandonnée par ses habitants en 2012, voit aujourd’hui leur retour progressif. La vie reprend dans ce bassin, et nous y reviendrons aussi.

Bibliographie

Abbès F. 1998. Réflexions concernant les nucléus bipolaires et naviformes du Proche-Orient Néolithique, Cahiers de l’Euphrate, 8, p. 139–150.

Abbès F. 2003. Les outillages néolithiques en Syrie du Nord, méthode de débitage et gestion laminaire durant le PPNB, Oxford, B.A.R. International Series 1150.

Al Qadi A., Awad N., Eddin Albukaai D., Asa’ad W., Khawam R., Ali H. 2015. Aïn Jawal (cuvette d’El Kowm, Syrie centrale), un niveau d’occupation néolithique précéramique autour d’un puits artésien : résultats préliminaires, Syria, 92, p. 225–238.

Alcalde G., Cauvin M.-C., Emilio J., Helmer D., José J., Mateu J., Molist M., Saña M., Terradas X. 2013. Les occupations d’Umm-el-Tlel (Syrie centrale) pendant le Kébarien géométrique. Étude du niveau I.2.A (campagnes 1991, 1992 et 1994), Paléorient, 39/2, p. 141–154.

Bader N.O., Tchoumakov I.S. 1977. Le site moustérien d’El Kdeyra dans le désert de Syrie (en russe), Sowietskaja Arkheolojia, p. 130–140.

Besançon J., Copeland L., Hours F., Muhesen S., Sanlaville P. 1981. Le Paléolithique d’El Kowm, rapport préliminaire, Paléorient, 7(1), p. 33–35.

Besançon J., Copeland L., Hours F., Muhesen S., Sanlaville P. 1982. Prospection géographique et préhistorique dans le bassin d’El Kowm (Syrie), Cahiers de l’Euphrate, 3, p. 9–26.

Boëda E. 1993. Umm el Tlel (Syrie). Rapport de fouille de la campagne 1993, Paris, Ministère des Affaires étrangères.

Boëda E., Bonilauri S., Connan J., Jarvie D., Mercier N., Tobey M., Valladas H., Al Sakhel H. 2008. New evidence for significant use of bitumen in Middle Palaeolithic technical systems at Umm el Tlel around 70,000 BP, Paléorient, 34(2), p. 67–83.

Boëda E., Connan J., Dessort D., Muhesen S., Mercier N., Valladas H., Tisnerat N. 1996. Bitumen as hafting material on Middle Palaeolithic artefacts, Nature, 384, p. 336–338.

Boëda E., Griggo Chr., Noël-Soriano S. 2001. Différents modes d’occupation du site d’Umm el Tlel au cours du Paléolithique moyen (El Kowm, Syrie centrale), Paléorient, 27(2), p. 13–28.

Buccellati G., Buccellati M. 1967. Archaeological survey of the Palmyrene and the Jebel Bishri, Archaeology, 20, p. 305.

Cauvin J., Cauvin M.-C., Stordeur D. 1979. Recherches préhistoriques à El Kowm (Syrie). Première campagne 1978, Cahiers de l’Euphrate, 2, p. 80–117.

Cauvin M.-C. 1981. L’Epipaléolithique de Syrie d’après les premières recherches dans la cuvette d’El Kowm (1978–1979), in : Cauvin J., Sanlaville P. (éds), Préhistoire du Levant, Lyon, CNRS, p. 375–388.

Cauvin M.-C., Coqueugniot E. 1988. L’oasis d’El Kowm et le Kébarien géométrique, Paléorient, 14/12, p. 270–282.

Cauvin M.-C., Coqueugniot E. 1989. Techniques d’échantillonnage et analyse spatiale. Le campement épipaléolithique de Nadaouiyeh-2 (El Kowm, Syrie), Oxford, BAR International Series, 522, 1 vol., p. 1–168.

Copeland L., Hours F. 1983. Le Yabroudien d’El Kowm (Syrie) et sa place dans le Paléolithique du Levant, Paléorient, 9(1), p. 21–37.

Dornemann R.H. 1969. An Early village: El Kowm, Archaeology, 22, p. 69–70.
Hours F., Le Tensorer J.-M., Muhesen S., YalzmKaya I. 1983.

Le Tensorer J.-M., Hours F. 1989. L’occupation d’un territoire à la fin du Paléolithique ancien et au Paléolithique moyen à partir de l’exemple d’El Kowm (Syrie), Études et recherches archéologiques de l’université de Liège (ERAUL), 33, p. 107–114.

Le Tensorer J.-M., Muhesen S., Jagher R. 1993. Nadaouiyeh I Ain Askar : une grande séquence paléolithique du Bassin d’El Kowm (Syrie). Premiers résultats, fouilles 1989–1992, Cahiers de l’Euphrate, 7, p. 11–36.

Le Tensorer J.-M., Muhesen S., Jagher R., Morel Ph., Renault-Miskovsky J., Schmid P. 1997. Les premiers hommes du désert syrien – Fouille syrio-suisse à Nadaouiyeh Aïn Askar. Catalogue de l’exposition, Paris, Éditions du Muséum National d’Histoire Naturelle, 56 p.

Le Tensorer J.-M., von Falkenstein V., Le Tensorer H., Muhesen S. 2011b. Hummal, a very long Palaeolithic sequence in the steppe of central Syria – considerations on Lower Palaeolithic and the beginning of Middle Palaeolithic, in : Le Tensorer J.-M., Jagher R., Otte M. (éds), The Lower and Middle Palaeolithic in the Middle East and Neighbouring Regions, ERAUL 126, p. 235–248.

Le Tensorer J.-M., Le Tensorer H., Martini P., von Falkenstein V., Schmid P., Villalain J.-J. 2015. The Oldowan site Aïn al Fil (El Kowm, Syria) and the first humans of the Syrian desert, L’Anthropologie, 119, p. 581–594.

Le Tensorer J.-M., Le Tensorer H. 2023. Premières manifestations symboliques il y a 2 millions d’années ? Les blocs à cupules du Paléolithique archaïque du site d’Aïn al Fil à El Kowm, Syrie, Bulletin Préhistoire du Sud-Ouest, 30/2022-2, p. 157–167.

Stordeur D. 1993. Sédentaires et nomades au PPNB final dans le désert de Palmyre (Syrie), Paléorient, 19/1, p. 187–204.

Stordeur D. (éd.) 2000. El Kowm 2. Une île dans le désert. La fin du Néolithique précéramique dans la steppe syrienne, Paris, CNRS Éditions.

Stordeur D., Maréchal C., Molist M. 1991. Stratigraphie générale du tell néolithique d’El Kowm-Caracol (Syrie), Cahiers de l’Euphrate, 5–6, p. 33–45.

Suzuki H., Kobori I. 1970. Report of the reconnaissance survey on Palaeolithic sites in Lebanon and Syria, Tokyo, Museum of the University of Tokyo, Bulletin, 1.

L’auteur

Amjad Alqadi est Maître assistant au Laboratoire d’Archéologie africaine et anthropologie (ARCAN) à l’Université de Genève.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Amjad Alqadi (23 mai 2025). El Kowm : 1,8 million d’années d’histoire humaine au cœur de la steppe syrienne. ArchéOrient - Le Blog. Consulté le 22 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1403n


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.