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Labraunda en Carie, fonction et symbole d’un site atypique

Quelques repères géographiques et historiques

Labraunda est situé dans le sud-ouest de la Turquie, au cœur de la Carie antique. Proche de la ville moderne de Milas (ancienne Mylasa), dans la région de Muğla, il est installé sur le versant sud du mont Latmos, à une altitude d’environ 750 mètres (fig. 1). La route moderne menant de Milas à Labraunda, longue de 17 km, et poursuivant son chemin vers les cités antiques d’Alinda et Alabanda, se superpose en grande partie à la route antique, aménagée au 4e siècle av. J.-C.

Fig. 1 : Carte générale de la Carie antique (O. Henry)

D’Hérodote à Élien le Sophiste, en passant par Strabon, Plutarque et Pline l’Ancien, les sources littéraires mentionnant Labraunda sont nombreuses. Le site est décrit non seulement comme un centre de culte particulièrement important pour le sud-ouest de l’Asie mineure, puisqu’il abritait le sanctuaire de Zeus Labraundos, mais aussi comme un centre politique où les chefs de guerre tenaient des réunions du conseil (koinon) des Cariens (Hérodote 5.119-121).

Labraunda fut occupé dès le début de l’âge du Bronze, comme le montre le matériel céramique et lithique mis au jour au cours des recherches archéologiques. De nombreux hiatus chronologiques nous empêchent toutefois de reconstituer l’intégralité de l’histoire du site que l’on ne peut suivre de manière continue qu’à partir du milieu du 6e s. av. J.-C, au moment où la Carie est intégrée au royaume Perse, dans une grande satrapie qui comprenait également l’Ionie, la Lycie et la Lydie. L’occupation du site s’interrompt dans le courant du 13e s. de notre ère. La charnière historique la plus importante se situe dans le courant du 4e s. av. J.-C. Dans les années 390 av. J.-C., un redécoupage administratif de la région permet à la Carie d’être détachée des autres régions et d’obtenir le statut de satrapie. À cette occasion, le Grand Roi Perse décide d’élever au rang de satrape un dynaste local : Hekatomnos, fils d’Hyssaldomos de Mylasa. La dynastie des Hékatomnides, dont le fameux Mausole, régna sur la région jusqu’à la conquête d’Alexandre.

La période hékatomnide marque une période importante pour le site de Labraunda puisque les dynastes décidèrent d’associer étroitement Zeus Labraundos à leur pouvoir, en faisant figurer notamment son image sur le monnayage dynastique. Cette promotion de la figure de Zeus Labraundos s’accompagna également d’une importante transformation physique du site, principalement grâce à Mausole (377-352 av. J.-C.) et son frère cadet Idrieus (351-344 av. J.-C.).

Le site fut d’abord doté d’une série de cinq grands murs de soutènement qui créèrent quatre grandes terrasses sur lesquelles ils érigèrent ensuite une série de bâtiments somptuaires : propylées, portiques, salles de banquets, fontaines à colonnade, temple périptère et deux salles de réception monumentales quasi identiques (fig. 2). Les dynastes prirent soin de mettre en valeur ce patronage par la gravure d’imposantes dédicaces architravales dédiant chacun de ces bâtiments à Zeus Labraundos.

Fig. 2 : Plan du site de Labraunda (O. Henry).

Outre la qualité des constructions, l’architecture développée par les Hékatomnides à Labraunda est inhabituelle. Elle rompt avec la syntaxe architecturale grecque classique, notamment en utilisant un mélange des ordres et en introduisant une iconographie dont le faste emprunte beaucoup au monde perse (fig. 3).

Fig. 3 : Restitution de la façade des Oikoi de Labraunda (J. Blid)

Parallèlement à l’aménagement du « cœur » du site, un système complexe de protection fut mis au point. Un réseau de complexes fortifiés fut érigé afin non seulement de contrôler l’accès au site, mais aussi de protéger le territoire de Labraunda. Ces tours et bastions disséminés dans le territoire étaient complétés par une seconde ligne de défense, rapprochée, sous la forme d’une acropole fortifiée. Connue par divers textes épigraphiques hellénistiques sous le nom de Petra, cette acropole entoure le sommet de l’éminence rocheuse qui domine Labraunda, à une centaine de mètres au-dessus du site.

Les environs immédiats du site firent également l’objet de divers aménagements, dont celui d’un stade, à quelque 200 mètres au sud-ouest du temple de Zeus. C’est à la même période qu’apparaît une nécropole autour du site. D’abord composée de simples fosses creusées dans le sol rocheux, elle comprit rapidement nombre de sarcophages rupestres ostentatoires, installés pour la plupart au sommet de gros blocs de rochers. Une tombe particulièrement monumentale domine cet espace funéraire. Sa localisation, au sommet de la pente qui surplombe la terrasse du temple, ainsi que son architecture « mausoléenne », construite sur trois niveaux dont une superstructure d’ordre dorique, en fait un élément exceptionnel et particulièrement ostentatoire du paysage labraundéen (fig. 4). On ignore la période de construction de ce bâtiment mais une analyse architecturale semble toutefois indiquer qu’il fut probablement érigé dans les toutes premières années de la période hékatomnide.

Fig. 4 : La tombe monumentale de Labraunda (O. Henry)

En quelques décennies, Labraunda subit ainsi de profondes transformations qui en firent un site phare de la Carie hékatomnide. Son isolement et l’absence de réoccupation moderne permirent d’en préserver les vestiges qui représentent aujourd’hui le plus précieux témoin de l’élaboration d’une culture matérielle hybride entre les âges classique et hellénistique, à la frontière entre les mondes égéen et anatolien.

La recherche à Labraunda

Les recherches archéologiques à Labraunda débutèrent tardivement. Le site fut redécouvert en 1827 par A. Prokesch von Osten, un officier de la marine autrichienne épris d’archéologie. Les premiers relevés effectués sur le site datent de 1844, lorsque Philippe Le Bas, ancien tuteur du futur Napoléon III, fut mandaté par le ministère de l’instruction publique pour mener une expédition épigraphique en Grèce et dans les îles. L’idée de mener des fouilles sur le site date de la première moitié du 20e s. et les premières opérations archéologiques débutèrent en 1948 sous l’égide de l’Université d’Uppsala. Le premier directeur des fouilles fut A.W. Persson, archéologue spécialiste de l’âge du Bronze égéen, déjà réputé pour les recherches qu’il menait à Asiné et Midéa-Dendra en Grèce continentale. L’objectif annoncé de Persson était de mettre au jour à Labraunda un important sanctuaire égéen dont il soupçonnait la fondation de dater de l’âge du Bronze. Les attributs de Zeus Labraundos, et notamment la double hache qu’il porte sur l’épaule droite (fig. 5), lui semblaient être des témoins suffisamment clairs pour envisager de mettre la main sur d’importants niveaux anciens conservés, dont probablement une belle collection de tablettes en Linéaire B mycénien, encore non déchiffré à l’époque. Mais en lieu et place de niveaux et de bâtiments de l’âge du Bronze, A.W. Persson mit au jour un site exceptionnel de la Carie hékatomnide. Le décès inattendu de l’archéologue en 1951 marqua un ralentissement sérieux des recherches à Labraunda. Celles-ci ne reprirent qu’épisodiquement pour être finalement abandonnées en 1960. Les chercheurs suédois travaillant à la publication des données de fouilles réclamèrent cependant la reprise des opérations, qui s’organisèrent à partir de 1979, d’abord sporadiquement puis plus régulièrement pour finalement atteindre un rythme annuel à partir de 2022. Le durcissement de la réglementation locale, associé à des difficultés de financement des opérations de terrain, provoqua une réorganisation de la gestion du site, placé maintenant, et depuis 2013, sous la responsabilité d’une équipe française.

Fig. 5 : Le monnayage hékatomnide, d’Hékatomnos à Pixodaros (Henry 2020)

Le rythme soutenu et l’ampleur des opérations menées depuis le début des années 2000 ont permis une large moisson d’informations nouvelles. Sous l’impulsion de Lars Karlsson d’abord (2004-2012), qui décida d’élargir sensiblement le périmètre des recherches pour s’intéresser en particulier aux vestiges défensifs et funéraires autour de Labraunda, le site n’apparaît plus comme un îlot architectural au milieu de nulle part. L’intégration du site dans un territoire riche et densément maillé s’est confirmée et enrichie grâce à une prospection archéologique qui fut menée de 2017 à 2023. L’analyse scientifique du site s’est aussi enrichie de programmes de recherche diachroniques, loin de s’intéresser exclusivement à la période hékatomnide, comme cela fut le cas jusqu’à récemment.

Labraunda : topos, sanctuaire ou palais ?

Concernant la période hékatomnide, plusieurs études et découvertes récentes, accompagnées d’une relecture des sources anciennes, ont permis de soulever de nouvelles questions quant à la fonction et la symbolique du site de Labraunda dans le projet hékatomnide.

Un premier point porte sur l’aspect unique de l’architecture hékatomnide. En effet, si l’ensemble des bâtiments érigés à cette époque empruntent très largement au vocabulaire architectural grec, l’agencement des éléments architecturaux est loin d’en respecter la syntaxe (fig. 6). Longtemps considérées comme des marques de barbarisme, ces réalisations architecturales sont, au contraire, aujourd’hui très largement reconnues comme étant l’expression d’une volonté de créer une nouvelle culture matérielle carienne, hybride, qui cherchait à se dissocier du vieux fonds culturel carien tout en s’inspirant des codes architecturaux perses et grecs et en les réinterprétant (Hellström 2009).

Fig. 6 : Restitution de la façade de l’andrôn de Mausole (J. Blid)

Un second point porte sur l’identification de Labraunda au sanctuaire de Zeus Labraundos. Depuis les toutes premières publications, Labraunda est considéré comme étant le sanctuaire de Zeus Labraundos (Westholm 1963). Cependant, la récente publication des deux andrôns monumentaux (A et B, respectivement bâtis par Idrieus et Mausole), bien plus imposants que le temple périptère lui-même, a démontré que ces bâtiments n’étaient pas liés au culte de Zeus (bien que tous deux lui aient été dédiés), mais bien plutôt à la pompe satrapique des dynastes cariens (Hellström, Blid 2009). En outre, l’identification de trois propylées distincts, dont l’un placé à l’extrémité orientale de la terrasse du temple, semble indiquer que seule cette terrasse forme le sanctuaire de Zeus. Ce point est confirmé par les sources écrites (épigraphiques comme littéraires) dont une relecture attentive permet de vérifier la très claire distinction faite entre, d’une part, le sanctuaire de Zeus Labraundos et, d’autre part, le topos de Labraunda (Henry, Carless-Unwinn 2016). À cela s’ajoutent la présence du réseau défensif particulièrement développé et l’imposante nécropole qui sont loin d’appartenir aux critères des sanctuaires ruraux « à la grecque » auxquels on a souvent comparé Labraunda.

Le site n’est pas non plus un lieu de résidence. Certes, une population liée notamment à l’entretien et au fonctionnement du site devait y demeurer, mais aucune structure résidentielle n’a, jusqu’ici, pu être mise au jour. Le festival annuel de 5 jours, institué concomitamment aux transformations architecturales, devait également attirer une imposante foule, mais il semble que celle-ci occupait un habitat léger qui laissa peu de traces (Frejman 2020).

Que pouvait donc bien représenter Labraunda aux yeux des Cariens, et de leurs maîtres hékatomnides ? Nous l’avons écrit plus haut, la figure du Zeus à la double hache fut étroitement liée à l’expression du pouvoir central dès le début de la domination hékatomnide, et l’espace autour de la terrasse du temple fit l’objet d’importants aménagements architecturaux.

Concernant le monnayage, la représentation du Dieu apparaît sur celui des satrapes dès la période d’Hekatomnos (392-377 av. J.-C.) et y restera jusqu’au dernier représentant de la famille, Pixodaros (341-334 av. J.-C.). Le monnayage hékatomnide s’agrémenta par la suite de la figure d’Apollon lorsque Mausole décida de transférer la capitale carienne à Halikarnasse, probablement dans les premières années de son règne (Konuk 2013). La raison de cette association tient au fait que, lors de la refondation de la capitale, Mausole fit construire son palais sur la péninsule de Zephyrion, celle-là même qui était dominée par le sanctuaire d’Apollon (Carbon, Isager sous presse). Dès lors, Apollon et Zeus Labraundos, et à travers eux Halikarnasse et Labraunda, apparaissaient comme les deux faces de l’autorité (de l’identité ?) hékatomnide.

Concernant les aménagements hékatomnides, s’il ne reste pratiquement rien des vestiges du palais d’Halikarnasse, plusieurs bâtiments de Labraunda font écho à la représentation du pouvoir hékatomnide. Les andrôns A et B, en particulier, semblent avoir joué un rôle central dans la geste hékatomnide. Bien plus que des salles de banquet monumentales, l’organisation interne de ces bâtiments (quasiment identiques) reflète un agencement très hiérarchisé de l’activité qui s’y déroulait, et dont le point central était la banquette du dynaste, placée au centre du dispositif, sous une représentation monumentale de Zeus Labraundos. Le souverain y tenait probablement, à l’image du Grand Roi perse, des audiences auxquelles étaient invités les représentants des communautés cariennes lors du festival annuel de Labraunda. On retrouve ce faste perse dans d’autres éléments constitutifs du projet hékatomnide : la tombe dynastique, l’escalier monumental et le réseau défensif entourant le site sont autant d’éléments qui nous invitent à rapprocher l’organisation et la symbolique architecturale de Labraunda de celles des palais royaux achéménides (Henry 2017) (fig. 7).

Fig. 7 : Vue zénitale du site de Labraunda (O. Henry)

Serait-il possible dès lors que les hékatomnides aient cherché à construire à Labraunda un complexe palatial original ? Dans son ouvrage magistral, S. Hornblower (1982) qualifie les hékatomnides de « proto-hellenistic kings », par la politique qu’ils menèrent en Carie et notamment leur rôle de bâtisseurs de villes de modèle grec, qu’ils dotèrent d’institutions politiques grecques. Le site de Labraunda, qu’il ait été conçu comme un palais sacré ou un sanctuaire palatial, semblerait ainsi pouvoir nourrir un peu plus cette analyse en proposant une forme hybride de transition entre l’expression du centre royal à la perse et celle adoptée quelques décennies plus tard par les royautés du monde hellénistique.

Bibliographie

Carbon, J.M., Isager S. (sous presse). The Zephyrion Peninsula: Inscriptions relating to the sanctuary of Apollo, in: P. Pedersen (ed.), The Zephyrion Peninsula at Halikarnassos: The architectural, epigraphic, and other written evidence, University Press of Southern Denmark, Odense.

Frejman A. 2020. With Gods as Neighbours: Extra-temenal activity at Greek rural sanctuaries, 700–200 BCE, Uppsala.

Hellström P. 2009. Sacred architecture and Karian identity, in: F. Rumscheid (ed.), Die Karer und die Anderen. Internationales Kolloquium an der Freien Universität Berlin 13. bis 15. Oktober 2005, Bonn, 267-290.

Hellström P., Blid J. 2019. The andrones, Stockholm.

Henry O. 2017. Sanctuaire et pouvoir : nouvelles pistes de réflexion à partir des recherches archéologiques récentes sur le site de Labraunda en Carie (Turquie), CRAI, 545-579.

Henry O., Carless-Unwinn N. 2016. A new Olympichos Inscription from Labraunda : I. Labraunda 137, Epigraphica Anatolica 49, 27-45.

Henry O., Belgin-Henry A. 2020. The Carians, from Seafarer to City Builders, Istanbul.

Horblower S. 1982. Mausolus, Oxford University Press.

Westholm A. 1963. The architecture of the Hieron, Lund.

Pour en savoir plus : www.labraunda.org

L’auteur

Olivier Henry est archéologue, professeur d’archéologie classique à l’université Lumière Lyon 2 (laboratoire HiSoMA UMR5189 de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée). Il est le directeur des fouilles de Labraunda (Turquie) depuis 2013. Ses centres d’intérêt portent sur les interactions culturelles, l’architecture classique et le monde funéraire.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Olivier Henry (25 avril 2025). Labraunda en Carie, fonction et symbole d’un site atypique. ArchéOrient - Le Blog. Consulté le 18 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13tcq


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