Vers une nouvelle génération de logiciel archéologique : le projet SIAMOIS
SIAMOIS (un acronyme pour « Système d’Information Archéologique Mutualisé et Ouvert reposant sur l’Intelligence Sémantique ») est un projet financé pour trois ans par le programme d’investissements d’avenir France 2030 (Numérisation du patrimoine et de l’architecture). Le projet vise à mettre à la disposition de la communauté archéologique des outils libres et ouverts d’enregistrement, de gestion et de partage des données utilisant de façon optimale les technologies d’aujourd’hui en matière d’agrégation et d’échange d’informations ; il s’agit d’un enjeu crucial pour une discipline qui manipule des bases de données hétérogènes de grande ampleur. SIAMOIS nourrit l’ambition de développer un écosystème d’information archéologique couvrant tout le cycle de vie de la donnée et du vestige, pensé nativement pour le partage des données et de la connaissance. Cet ensemble logiciel, doté d’interfaces « métier » personnalisables, permettra l’enregistrement des données sur le terrain, puis leur conservation et leur exploitation ouverte, vers la communauté scientifique comme vers le public. Les développements informatiques n’utiliseront que des solutions open source et seront gérés de façon collaborative par une structure ad hoc qui succèdera au consortium à l’issue des trois ans.
À la base du projet, des intuitions et des convictions partagées
Les systèmes d’information archéologique (SIA) dominants dans la filière archéologique ont été, pour l’essentiel, conçus et mis en place dans les années 1980-1990 (Verriez 2023, Tufféry 2022), à partir de technologies propriétaires. Trente ans après, un saut qualitatif est urgent, mais il se heurte à la nécessité d’assurer la continuité avec l’existant : reprise des masses de données déjà enregistrées mais aussi habitudes de travail. Car le numérique n’a pas conduit à un changement de paradigme dans la production de connaissances en archéologie (Lukas 2018, Tufféry 2022) : issus du terrain, quelques invariants conceptuels (l’opération archéologique, l’unité d’enregistrement, etc.) prédéterminent les études en laboratoire puis les restitutions/reconstitutions. Enfin, le paysage actuel des SIA apparaît très dispersé, y compris au sein des équipes de l’Inrap, de loin le principal opérateur français. Malgré quelques offres reposant, au moins en théorie, sur le modèle du logiciel libre (Ishtar, Heurist), il s’agit principalement d’outils propriétaires qui peuvent être gratuits (Syslat) ou construits avec FileMaker™ – inadapté à l’interopérabilité –, voire avec Excel™. La conséquence durable de cette dispersion est, malgré le consensus existant sur les pratiques de terrain, l’hétérogénéité des modèles logiques d’enregistrement et d’étude des données, que prolonge et amplifie l’hétérogénéité des vocabulaires utilisés.
L’innovation principale de SIAMOIS, moitié technologique, moitié d’usage, sera donc de fondre des technologies innovantes dans une chaîne opératoire définie au plus proche de l’existant, mais ouverte sur le partage des données tout au long de leur cycle de vie, puis de construire autour de cette base logicielle, érigée en « commun », une assemblée d’utilisateurs qui prendra en charge collectivement sa pérennité (SAV) et son évolution technologique, via une structure collaborative et coopérative ad hoc (Fig. 1).
Ce système d’information doit répondre à quelques besoins fondamentaux : maîtrise des outils, liberté de paramétrage des vocabulaires, partage des terminologies et des modèles logiques d’enregistrement des données, échange de l’information. Sa valeur ajoutée scientifique tiendra au passage d’une juxtaposition de systèmes fermés à un réseau de systèmes ouverts et interconnectés par des métadonnées terminologiques, ce qui ouvrira la voie à des traitements de type big data (Darmont et al. 2020).
Une enquête utilisateurs inédite, riche d’enseignements… et de confirmations
Pour étayer ou contredire ces intuitions/convictions, la première étape du projet a été de lancer, pour la première fois en France depuis plus de dix ans, une vaste enquête en ligne sur l’usage des outils numériques auprès de la communauté des archéologues. Avec près de 550 réponses – pour une communauté estimée par des travaux antérieurs (Demoule, 2022) à ± 4 500 personnes –, l’enquête a d’abord montré l’importance effective du sujet.
Elle a surtout révélé (et aussi confirmé) quelques enseignements notables :
- L’usage ou non d’une base de données
- seule une petite majorité d’acteurs (57 %) utilise une base de données (BdD) ; pour les autres, « Excel suffit. » ou « Il n’y en a pas besoin. » ;
- aucun SIA ne s’impose réellement : le plus cité, Syslat, ne fédère que 11,5 % des utilisateurs de BdD ; le second choix (10,5 %) est « BdD créée en interne pour notre besoin » ; seuls deux autres références (ODS et CADoc) fédèrent plus de 5 % des utilisateurs ;
- FileMaker™, qui n’est pourtant pas une vraie BdD relationnelle selon les informaticiens, est la solution logicielle à la base des « BdD » de 49 % des utilisateurs ; les alternatives (Access™, PostgreSQL, MySQL) n’en regroupent que 5 à 10 % ;
Sur ce point, la « dette technologique » est donc considérable, comme attendu…
- Traitements et fonctionnalités
Peu de surprises ici, mais une confirmation : parmi les usages actuels déclarés, très peu de traitements pour l’échange et la diffusion des données. Pourquoi ? Pas de besoin ou guère possible avec les outils disponibles ? La réponse vient avec une question sur la satisfaction des utilisateurs et les améliorations attendues :- 60 % des répondants sont très ou partiellement insatisfaits de leur SIA ;
- l’interopérabilité (import-export, échange, etc.) et l’ergonomie (facilité d’usage) sont les deux premières demandes d’amélioration citées (15 % des répondants) ;
- l’usage en ligne (terminaux mobiles, architecture client-serveur) vient ensuite (10 %).
Autrement dit, les demandes d’amélioration portent sur ce que ne peuvent pas faire les solutions fondées sur des technologies datant des années 1990 (en particulier FileMaker™).
- L’usage du tableur
- c’est l’outil universel : 85 % des utilisateurs de BdD l’utilisent en plus… et 97 % des non-utilisateurs de BdD s’en remettent à lui ;
- tableur = Excel™ (ou presque) : l’outil de Microsoft fédère 75 % des utilisateurs, seulement 20 % privilégient le format non-propriétaire .csv ;
- le tableur est l’outil privilégié du travail des archéologues spécialisés ;
- le tableur est (évidemment) massivement utilisé pour le travail collaboratif et la diffusion de données, via toutes les formes d’import-export.
Si l’usage du tableur est universel, c’est donc aussi, pour partie, par défaut : sa facilité d’usage et sa très grande stabilité lui permettent de pallier les insuffisances des technologies de BdD trop anciennes ou trop rigides pour être facilement adaptées aux exigences variables des archéologues spécialisés.
Un « nouveau » système d’information archéologique, qu’est-ce à dire ?
Outre la résorption de la « dette technologique », SIAMOIS veut rompre avec la tradition de développement des SIA en silos logiciels et silos de vocabulaires de description.
Les travaux préparatoires menés depuis 2018, sous l’impulsion du CNRS-UMR Archéorient et du Centre européen d’archéologie de Bibracte dans le cadre des projets HyperThesau puis Bibracte Ville Ouverte, ont démontré la nécessité théorique et la faisabilité pratique de mettre l’interopérabilité des terminologies utilisées dans les rapports et publications au cœur du processus d’interopérabilité des données (Perrin 2021, Durost et al. 2022). Or, si l’enquête ci-dessus ne portait pas sur cette question, une autre tâche d’audit préalable a permis de mesurer l’hétérogénéité des vocabulaires utilisés à l’intérieur même du consortium réuni (sept unités de recherche du CNRS, ENS, Inrap et six services territoriaux d’archéologie – cf infra). D’autre part, même si par miracle tous se mettaient d’un coup à parler le même langage, se poserait la question de la rétro-documentation, c’est-à-dire de l’intégration des données antérieures dans un processus de partage de données.
SIAMOIS intégrera donc nativement l’outil permettant de procéder, non pas à la création d’un hypothétique vocabulaire commun à tous (tel que les PACTOLS adaptés à la recherche), mais à l’alignement des terminologies utilisées entre elles, y compris lorsque leurs termes/labels traduisent des concepts approchants (on parle alors de closedMatch) et non strictement identiques (exactMatch). On s’appuiera pour cela sur Opentheso, développé et maintenu au sein de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, qui a fait ses preuves au service du projet Notre-Dame (Neroulidis et al., 2024). Un cran plus loin, le projet développera et intégrera nativement un outil (Opentypo) dédié à l’exposition et à l’alignement des typologies « d’objets » archéologiques : de la céramique aux monnaies, etc. Outre les « labels » utilisés, Opentypo documentera la morphologie des objets concernés et constituera ainsi un pas en direction du monde des ontologies, trop complexe pour être intégré dans un outil à vocation d’abord opérationnelle. Sur ces bases sémantiques solides, il sera possible, un cran plus loin, de construire dans et autour de SIAMOIS des outils « passerelles » permettant d’aligner les modèles logiques de données à partir de l’alignement de leurs champs lexicaux, puis d’organiser le passage des données elles-mêmes de l’un à l’autre, donc leur réutilisabilité (le R de l’acronyme « FAIR » – Wilkinson, 2016).
Enfin, SIAMOIS se place résolument dans l’univers dans logiciels libres et ouverts. Son code informatique sera déposé et documenté dans un entrepôt ouvert et sa licence permettra toute réutilisation et enrichissement par une communauté d’utilisateurs que ses promoteurs espèrent la plus large possible (voir ci-après).
Une « communauté d’usage » : de qui parle-t-on ?
SIAMOIS (Fig. 2) s’appuie aujourd’hui sur un large consortium d’acteurs de l’archéologie française, représentatif de la diversité de ses métiers : six services territoriaux d’archéologie (Archéologie Alsace, Direction de l’Archéologie du Pas-de-Calais, Direction de l’Archéologie de Chartres métropole, Service archéologique de la ville de Lyon, Musée d’Histoire de Marseille, Département d’Histoire de l’architecture et d’Archéologie de Paris), l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), l’École normale supérieure de Paris et le Centre national de la Recherche scientifique (CNRS) qui engage au total sept de ses unités de recherche : Archéorient, ArAr et la FR MOM, ASM – le laboratoire porteur de Syslat –, le GDS Frantiq, la MSHE de Besançon et AOROC (dont la tutelle est partagée avec l’ENS). Le consortium est accompagné par un Comité scientifique pluridisciplinaire international (Espagne, Grèce, Belgique et USA) pour garantir une ouverture la plus large possible.
Pour passer d’un tel consortium à une communauté élargie d’utilisateurs, le défi que doit relever le projet est complexe : d’abord co-construire le logiciel avec un plus grand nombre d’utilisateurs, ensuite le tester largement pour ajuster le développement de ses fonctionnalités et de son interface, enfin rassembler un large panel d’acteurs (individus et/ou institutions) dans une structure – dont la forme juridique sera définie collectivement – à même de porter le futur du logiciel. Concrètement, cette structure devra mobiliser dans la durée les ressources minimales permettant de maintenir une équipe-support pour le SAV quotidien du logiciel, le suivi de son évolution (en particulier son adaptation à un environnement informatique qui continuera à changer rapidement), enfin la mise en place d’un cadre permettant le développement – par les développeurs initiaux ou par d’autres – de fonctionnalités supplémentaires, en fonction des demandes qui émergeront inévitablement de la communauté des utilisateurs.
C’est ce modèle idéal de la vie d’un logiciel libre que le consortium SIAMOIS s’est donné pour mission de mettre en place.
Bibliographie
Darmont J., Favre C., Loudcher S., Noûs C., 2020. Data lakes for digital humanities, in Proceedings of the 2nd International Conference on Digital Tools & Uses Congress [En ligne] https://api.semanticscholar.org/CorpusID:227306179
Demoule J.-P., 2022. Les métiers de l’archéologie : passé, présent, conditionnel, Les Nouvelles de l’archéologie, 168 [En ligne] https://journals.openedition.org/nda/13940
Durost S., Reich G., Girard J.-P., 2021. Terminologies, modèles de données archéologiques et thésaurus documentaires : réflexions à partir d’une typologie de céramique. Humanités numériques 6 | 2022 [En ligne] https://journals.openedition.org/revuehn/3119
Lukas D., Engel C., Mazzucato C., 2018. Towards a LivingArchive: Making Multi Layered Research Data and Knowledge Generation Transparent, Journal of Field Archaeology, 43:sup1, [En ligne] https://doi.org/10.1080/00934690.2018.1516110
Néroulidis A., Pouyet T., Tournon S., Rousset M., Callieri M., Manuel A., Abergel V., Malavergne O., Cao I., Roussel R., Granier X., Rodier X., De Luca L., 2024. A digital platform for the centralization and long-term preservation of multidisciplinary scientific data belonging to the Notre Dame de Paris scientific action. Journal of Cultural Heritage, vol. 65. [En ligne] https://doi.org/10.1016/j.culher.2023.09.016
Perrin E., 2021. Thésaurus et interopérabilité des données archéologiques : le projet HyperThesau. Humanités numériques 4 | 2021 [En ligne] https://doi.org/10.4000/revuehn.2384
Tufféry C., 2022. Les effets du numérique sur l’archéologie et les archéologues. Premiers résultats d’une recherche en cours, Les Nouvelles de l’archéologie, 168 [En ligne] https://journals.openedition.org/nda/14080
Tufféry C., 2022. Ce que le numérique fait à l’archéologie et aux archéologues. Contribution historiographique et épistémologique à l’étude des évolutions d’une discipline et de ses pratiques en France depuis les années, thèse en Archéologie et Préhistoire, CY Cergy Paris Université [En ligne] https://theses.hal.science/tel-03936983v1
Verriez Q., 2023. Rationaliser les pratiques numériques en archéologie : l’exemple des chantiers de fouilles de Bibracte, thèse en Archéologie et Préhistoire, Université Bourgogne Franche-Comté, 2023. [En ligne] https://theses.hal.science/tel-04546650v1
Wilkinson, M. D. et al., 2016. The FAIR Guiding Principles for scientific data management and stewardship. Scientific Data 3:160018. [En ligne] doi.org/10.1038/sdata.2016.18
L’auteur
Jean Pierre Girard est chercheur associé de l’UMR 5133 Archéorient, concepteur et coordinateur de projets consacrés à l’ouverture et au partage des données archéologiques.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jean Pierre Girard (17 janvier 2025). Vers une nouvelle génération de logiciel archéologique : le projet SIAMOIS. ArchéOrient - Le Blog. Consulté le 8 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133ta