Où sont cachés les marais salants antiques du pourtour méditerranéen ?
La journée d’étude « Retrouver les marais salants antiques du pourtour méditerranéen : défis et stratégies pour l’identification d’aménagements antiques aux traces faibles» s’est tenue le 25 octobre 2024, à Lyon (Maison de l’Orient et de la Méditerranée) et en visioconférence. Elle a été organisée par C. Vittori (Laboratoire Archéorient UMR-5133), avec l’aide de J. Cocquyt et C. Gonçalves (Laboratoire Archéorient UMR-5133). Elle s’inscrit dans le cadre des journées d’étude des axes stratégiques interdisciplinaires de la Maison de L’Orient et de la Méditerranée (Axe 2 “Eaux et sociétés : de l’hydraulique à l’environnement sur la longue durée”) et a été réalisée avec le soutien de deux projets de recherche : ANR-Access ERC GEO-SAL (ANR-23-AERC-0028) et IMU-Zoonosoi.
La thématique de la journée s’appuie sur un constat : les sites d’exploitation salinière antiques connus sur le pourtour méditerranéen sont rares et souvent hypothétiques, en raison de leur datation complexe et/ou de la difficile caractérisation de leur fonction. Pourtant, de nombreuses sources anciennes nous renseignent sur la production de sel dans cet espace et précisent que le plus diffusé dans le monde romain était celui issu des marais salants. Il existait donc probablement une exploitation « industrielle » des marais salants méditerranéens. L’idée de cette journée était de croiser les regards de l’archéologue, du géographe et du paléo-environnementaliste pour faire émerger des stratégies nouvelles pour retrouver les traces, souvent discrètes (fig. 1), que les marais salants laissent dans les stratigraphies.
F. Bulian (Univ. de Groningen, Institut d’Archéologie) a débuté cette journée avec sa communication “Salterns vs. Briquetage along the italian coast: Productivity, Energy Costs, and Environmental Requirements in Salt Production” au cours de laquelle elle a discuté d’une transition technologique entre deux méthodes de production du sel, à savoir le briquetage (technique de fabrication du sel par ébullition d’eau salée dans des récipients en céramique) et l’évaporation solaire, qui semble s’opérer entre l’âge du Bronze et la période romaine dans la péninsule italique (Bulian et al., 2024). Après une présentation des ressources (eau salée, combustible, argiles pour fabrication des contenants, etc.) et des conditions météorologiques (ensoleillement, vent, etc.) nécessaires à la production du sel, elle a soulevé la question de l’absence de traces de salines d’évaporation solaire avant la période romaine et d’une possible disparité dans la préservation des sites de briquetage entre les côtes tyrrhénienne (88%) et adriatique (12%). Elle a ensuite présenté les différents vestiges laissés par le briquetage et fait un état des méthodes issues des géosciences qui pourraient être utilisées pour améliorer l’identification des sites de production.
La journée s’est poursuivie par la présentation de trois sites lagunaires où se trouvent des vestiges remarquables, potentiellement associés à la production du sel, à savoir Cervia (Ravenne, Italie), les Marais du Vigueirat (delta du Rhône, France) et le Bas-Lauvert (Antibes, France).
S. Cremonini (Alma Mater Studiorum-Univ. de Bologna) a présenté le premier de ces sites dans sa communication “La salina romana di Cervia: dati e problemi interpretativi”. Après avoir détaillé le contexte géomorphologique de ce site découvert à 1km de la côte adriatique actuelle et la reconstitution de l’ancien niveau marin moyen entre le I siècle av. J.-C et le I siècle apr. J.-C (approximativement 3 m sous le niveau marin actuel), il a présenté les vestiges découverts dans un grand chantier d’archéologie préventive subdivisé en trois secteurs : dans le secteur 2 a été découvert deux écluses en bois, probablement non contemporaines, une écluse en brique, un canal principal et des canaux radiaux, non datés, dont l’un présente un pavement en sesquipedales. Sa description des stratigraphies (Cremonini, 2024) a mis en évidence le recouvrement des vestiges par des dépôts de « washover » et une séquence de saline (30-40 cm, fig. 2) caractérisée par des couches très fines de limons argileux noirs situées sur d’anciennes tourbes. Il a pu identifier des dépôts similaires dans les salines modernes, construites plus au nord, avec lesquelles des comparaisons sont également possibles concernant l’altération des bois délimitant les bassins et de ceux des vestiges romains. Il a conclu sa présentation en indiquant que si les délimitations des bassins ne sont plus visibles, il est possible de supposer au moins deux potentielles phases d’activité des salines : une plus ancienne avec une distribution des eaux dans de petits canaux vers de petits bassins d’un mètre de largeur pour 20 cm de profondeur ; et une deuxième phase avec des bassins à géométrie probablement régulière, semblable aux installations modernes. Il convient de mentionner que l’épaisseur des boues noires associées aux « salines » comprend à la fois les boues de la phase de production et celles issues de sa remise en fonction et de la reconquête de l’environnement naturel.
C. Rousse (UMR-7299 CCJ) a poursuivi avec la présentation d’un site difficile à interpréter, dans sa communication “Salines et production de sel dans le delta du Rhône à l’époque antique : une piste de recherche pour l’interprétation d’un site inédit dans les Marais du Vigueirat sur le territoire de la colonie d’Arles”. Après une introduction sur le contexte de découverte de deux “calades” (plateformes des galets), potentiellement liées à la production du sel, elle a compilé les rares sources littéraires et inscriptions qui mentionnent les salines du delta du Rhône et les attestations tout aussi rares de ce type d’aménagement. Dans une présentation détaillée des vestiges, elle a mis en évidence une chronologie comprise entre le Ier et le IIIe siècle après J.-C. (Rousse et al., 2023) et une surface d’empierrement totale de près de 6 ha (fig. 3), traversée par des drains et un alignement de pieux en bois, adjacent à la calade orientale, qui présente des traces de dessiccation. Elle a ensuite mis en perspective l’importance de ces aménagements et l’investissement humain nécessaire à leur construction (carrière de galets à 8 km). Actuellement, les seuls parallèles archéologiques identifiés pour l’époque antique correspondent à des tables salantes, reconnues sur la côte occidentale de la péninsule ibérique et potentiellement en Provence (infra). C. Rousse conclue sur les difficultés à comprendre l’espace entre les deux calades (35 ha), la position du littoral à l’époque romaine et l’absence de délimitation des bassins dans ces calades (probablement des levées d’argile).
I. Daveau (INRAP, département Méditerranée) a clos ce cycle avec sa communication “Les aménagements lagunaires du Bas Lauvert (Antibes, 06) : des installations liées à la production de sel ?”. Après la présentation du contexte géomorphologique et de l’historique des fouilles dans ce secteur, elle a notamment décrit un sol de galets dont la surface, étagée, est immergée sous une faible tranche d’eau. Un système de digue composé d’un mur massif, d’une levée de terre et d’une ligne de pieux borde la calade au sud, la protégeant des entrées maritimes (Daveau et al., 2009, fig. 4). Elle a ensuite évoqué la chronologie de ce site, dont les bois ont été datés entre les Iers siècles avant et après J.-C., et la céramique, peu abondante, des I-IIe siècles après J.-C. Elle a conclu sa communication sur la dimension de ces aménagements (empierrement de près de 3 ha, terrassement, etc.) et les incertitudes sur leur fonction. L’hypothèse privilégiée est celle d’une saline, mais l’absence de traces de réticulation interne pour délimiter des bassins pose problème et interroge sur leur possible détérioration.
Ces présentations ont amené à une discussion sur la possibilité que les délimitations des calades du marais du Vigueirat et du Bas Lauvert aient été composées de bourrelets d’argile non préservés dans les stratigraphies.
F. Salomon (CNRS, UMR-7362 LIVE) a proposé une autre approche dans sa communication ”Une saline à Pantano Morghella ? (Sicile, Italie) : entre paléo-environnements et ethnogéoarchéologie”. Cette étude est réalisée dans le cadre du projet ArcheoFish dirigé par Darío Bernal-Casasola et Daniele Malfitana. Après une introduction sur la gestion humaine des sédiments et des environnements nécessaires à la création d’une saline traditionnelle en Sicile, F. Salomon a présenté les caractéristiques morphologiques et historiques qui confèrent au site de Pantano Morghella (fig. 5) un fort potentiel pour trouver une saline antique : proximité avec un atelier de salaison de poisson, mention textuelle, présence d’un ancien canal et morphologie de la lagune (Salomon et al. 2021). Il a ensuite détaillé le fonctionnement des salines modernes de Pantano Morghella et la difficulté de mettre en relation une stratigraphie de carottage avec le fonctionnement cyclique d’une exploitation salinière. Il a ensuite évoqué le potentiel du signal carpologique pour identifier les phases de fonctionnement/abandon des salines anciennes. Il a conclu sur les données paléoenvironnementales qui indiquent : (1) des conditions propices à la cristallisation du sel aux périodes antiques et modernes, (2) la présence d’hypothétique salines (nivellement, microstratification, faible taux de sédimentation) entre le IV-IIIème s. av. J.-C. et le IV-Vème s. ap. J.-C.
La dernière communication, présentée par C. Vittori (UMR-5133 Archéorient) portait sur “l’apport de la biostratigraphie à haute résolution pour l’étude des environnements hypersalins associés à l’exploitation salinière : focus sur les carottages mono-run et les ostracodes”. Après une introduction sur la nécessité d’identifier des critères pour confirmer la présence d’une saline antique (indices indirects et preuves archéologiques, chronologiques et paléoenvironnementales), elle a détaillé les caractéristiques des séquences stratigraphiques rencontrées dans les salines (fig. 6). Ensuite, elle a évoqué l’importance de prendre en compte les biais de carottage pour leur étude et le protocole d’ouverture des carottes mono-run (c.-à-.d. prélevé en une seule passe) en cours de développement à l’antenne de Jalès. La seconde partie de la communication s’est concentrée sur l’apport des ostracodes pour la recherche des salines anciennes, notamment pour mettre en évidence une fragmentation non naturelle des environnements “lagunaires” et des périodes d’assèchement et de sursalinité (déformation des pores en tamis de Cyprideis torosa, Vittori et al. 2022) en lien avec l’exploitation salinière. Elle a conclu sa présentation avec une étude des stratigraphies et des valves d’ostracodes retrouvées dans les salines modernes des Pesquiers (Hyères, France).
La journée s’est terminée sur clôturée sur une discussion animée par L. Ménanteau (UMR-6554 LETG), qui a dirigé un ouvrage de référence sur la géohistoire des salines de l’Europe atlantique (Ménanteau, 2018), qui a proposé des approches transposables pour les sites méditerranéens.
Bibliographie
Bulian, F., Alessandri, L., Attema, P., & Sevink, J. (2024). Bronze Age to Roman period salt production in the coastal areas of peninsular Italy: Palaeoenvironments, production methods and archaeological evidence. Quaternary Science Reviews, 344, 108930. https://doi.org/10.1016/j.quascirev.2024.108930.
Cremonini, S. (2024). Da Cervia un nuovo slip per le archeogiaciture anomale altoadriatiche. A. Morigi (a cura di), Cervia. Archeologie e Storie Di Terre e Di Acque, Cesena 2024, 111–142.
Rousse, C., & Marty, F. (2023). Découverte de mobilier céramique romain dans les marais du Vigueirat (Arles), entre le port antique de Fos et le Rhône. SFECAG, actes du congrès d’Hyères (18-21 mai 2023), La mer, le littoral et le territoire du IIe s. Av. J.-C. au milieu du Ier s. Apr. J.-C. entre le Rhône et les Alpes Maritimes, SFECAG, May 2023, Hyères-les-Palmiers, France. Pp.181-184. Https://hal.science/hal-04453481v1.
Daveau, I., & Silvan, O. (2009). Les aménagements lagunaires du Bas Lauvert à Antibes (Alpes-Maritimes). Archéologie des rivages méditerranéens : 50 ans de recherche, Arles, France. 55–60. https://shs.hal.science/halshs-00752338v1.
Salomon, F., Bernal-Casasola, D., Vittori, C., & Djerbi, H. (2021). Palaeogeography, harbour potential and salt resources since the Greek and Roman periods at the promontory of Pachino. Preliminary results and perspectives. In D. Bernal-Casasola, D. Malfitana, A. Mazzaglia, & J. J. Díaz (Eds.), Le cetariae ellenistiche e romane di Portopalo (Sicilia) / Las cetariae helenisticas y romanas de Portopalo (Sicilia): Vol. Supplement – 1 (pp. 217–233). https://hal.science/hal-03230863.
Vittori, C., Chardon, V., Chapkanski, S., Carbonel, P., Goiran, J.-P., & Schmitt, L. (2022). How to optimize the study of Cyprideis torosa (Jones, 1850) sieve pores: Morphometric indices and automatic detection. 19th International Symposium on Ostracoda – “Back to Life”, Lyon, France. https://hal.science/hal-03797517v1.
Ménanteau, L. (2018). Sels et salines de l’Europe atlantique, Rennes (PUR).
Les auteurs
Cécile Vittori est postdorante au CNRS, spécialiste en géoarchéologie côtière et en ostracodologie. Elle est membre de l’UMR 5133-Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon.
Jorge Cocquyt est ingénieur d’étude à l’Université de Lyon, spécialiste des méthodes de construction romaines en contexte maritime. Il est membre de l’UMR 5133-Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon.
Camille Gonçalves est ingénieure d’étude à l’Université de Lyon, spécialiste en paléoenvironnements lagunaires et malacologie. Elle est membre de l’UMR 5133-Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon.
avec la participation de Francesca Bulian, Stefano Cremonini, Corinne Rousse, Isabelle Daveau et Ferreol Salomon.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cécile Vittori, Jorge Cocquyt et Camille Gonçalves (20 décembre 2024). Où sont cachés les marais salants antiques du pourtour méditerranéen ? ArchéOrient - Le Blog. Consulté le 16 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12zdc
