Le jeu royal d’Ur : un voyage dans le temps à la Fête de la science

Lors de la 33e édition de la Fête de la science en 2024, nous avons eu le plaisir de proposer un atelier consacré au jeu royal d’Ur, un véritable trésor archéologique, à la Maison des Sciences de l’Homme Lyon St-Etienne (MSH LSE) et à l’Université Lyon 2.

Jeu datant du III^e millénaire av. n.è., plus précisément des dynasties archaïques III (2600-2400 av. J.-C.) (Schauensee 2002, 2-7), créé par les Sumériens en Mésopotamie, il est l’un des plus anciens jeux de société connus au monde. Découvert dans les tombes royales d’Ur, il témoigne de l’ingéniosité et de la richesse culturelle d’une civilisation parmi les premières à s’épanouir.

Histoire de la découverte 

C’est dans le cimetière royal d’Ur, en Irak, que le jeu a été mis au jour lors des fouilles menées par Leonard Woolley dans les années 1920. La cité sumérienne d’Ur, située au sud-ouest de l’Euphrate, en basse Mésopotamie, était un centre culturel et religieux majeur. Le cimetière royal, un véritable trésor archéologique, contenait seize tombes richement ornées et accompagnées de nombreuses offrandes, parmi lesquelles cinq plateaux de jeu. La tombe PG/800, attribuée à la reine PU.API, est particulièrement célèbre. La plupart de ces plateaux ont été découverts dans cette tombe, où ils figuraient parmi de nombreux objets précieux témoignant du statut élevé de la reine : bijoux, instruments de musique, chars… Une caractéristique unique de ces tombes royales est la présence de serviteurs inhumés aux côtés du souverain, soulignant ainsi son importance sociale et religieuse (Aruz, Wallenfels 2003, 108).

Jeu original      

Ce jeu de société, conçu a priori pour deux joueurs, se distingue par son plateau en bois. Sa surface plane est divisée en carrés de taille égale, incrustés de coquillages et ornés de motifs variés. De fines bandes, elles-mêmes décorées de coquillages et de calcaire rouge, séparent ces carrés (fig.1).

La particularité du plateau réside dans sa forme : deux rectangles composés respectivement de douze et six carrés sont reliés par un étroit pont de deux carrés. Le premier rectangle compte trois rangées de quatre carrés, tandis que le second en compte trois rangées de deux.

Quatorze pions circulaires sont utilisés pour jouer : sept bleus en lapis-lazuli, incrustés de coquillages, et sept blancs en coquillage, incrustés de lapis-lazuli. On en a déduit que chaque joueur dispose de sept pions. Pour animer les parties, quatre dés pyramidaux en lapis-lazuli complètent le jeu. Chaque dé est doté de quatre sommets dont deux incrustés d’or. Cette distinction permet d’obtenir en les lançant un pouvoir d’action allant de zéro à quatre (Woolley 1934, 274-280).

Un atelier pour tous

Pendant trois jours (8,10 et 12 octobre), nous avons accueilli un public varié et enthousiaste : des scolaires, des chercheurs et de nombreux curieux. Tous ont été séduits par ce voyage dans le temps et ont apprécié la richesse de ce patrimoine ludique. L’atelier a été une véritable réussite. Les participants, dès 7 ans, ont montré un vif intérêt pour ce jeu qui allie divertissement et réflexion. Nous estimons à environ 50 le nombre de scolaires, 50 celui des adultes et une dizaine celui des chercheurs ayant participé (fig.2).

Fig. 2: Les différents participants s’adonnant au jeu royal de l’atelier organisé à la MSH LSE et à l’Université Lyon 2.
(Photos: H. Maroke / K. Mercier)

Notre atelier s’est articulé autour de trois temps forts :

1. Histoire de la découverte : nous avons retracé la découverte de ce jeu, depuis les fouilles archéologiques jusqu’au décryptage de ses règles (Woolley 1934).
2. Signification des motifs : les motifs ornant le plateau de jeu royal ne sont pas anodins. Ils révèlent une riche symbolique liée aux croyances et aux pratiques des Sumériens. Parmi les motifs les plus courants, on retrouve :
   

• Carré crénelé : d’après notre interprétation, le carré crénelé évoque l’architecture religieuse mésopotamienne, en particulier les ziggourats. Ces pyramides à étages, surmontées d’un temple, étaient des lieux de culte centraux pour les Sumériens (Black, Green 1992, 187). Le motif du carré crénelé, avec ses cinq cercles, pourrait représenter une ziggourat vue de dessus, les cercles symbolisant potentiellement les différents niveaux de l’édifice. Les variations de ce motif, avec deux carrés crénelés superposés ou des cercles disposés différemment, suggèrent une riche symbolique qui pourrait également renvoyer à des concepts cosmiques ou à des hiérarchies sociales. En effet, la ziggourat était non seulement un lieu de culte, mais aussi un microcosme représentant l’univers, reliant le monde terrestre au monde céleste (Frankfort, 1970, 105). Cette interprétation est renforcée par la présence de ce motif dans des contextes archéologiques associés aux pratiques funéraires (McMahon 2006, planche 146).

• Rosace à huit pétales : la rosace à huit pétales est un motif récurrent dans l’art sumérien. Souvent sculptée dans des matériaux précieux comme le coquillage, la nacre, le lapis-lazuli ou le calcaire rouge, elle est étroitement associée au féminin sacré.
  
  En effet, cette rosace est fréquemment liée à la déesse Inanna, déesse sumérienne de l’amour, de la beauté et de la guerre. Les huit pétales pourraient symboliser les huit points cardinaux, évoquant ainsi un pouvoir cosmique. De plus, cette forme rappelle celle d’une étoile, un autre symbole important associé à Inanna (Black, Green 1992, 109).
  
  Au-delà d’Inanna, la rosace à huit pétales peut également être associée à la planète Vénus, souvent identifiée à la déesse Inanna/Ishtar. Cette association suggère une fonction d’observation et de contrôle des destinées humaines. Ce lien entre la rosace et les astres souligne ainsi son caractère divin et cosmique (Frankfort 1939, 13). 
  
  Il est important de noter que cette rosace ne représente pas simplement une fleur. Elle est chargée de significations symboliques liées au divin, au féminin sacré et aux forces cosmiques. Son utilisation sur divers objets témoigne de son importance dans la culture sumérienne.

• Cercle : le cercle est un motif omniprésent dans l’art sumérien, notamment au centre des motifs géométriques. Sa forme parfaite et continue en fait un symbole puissant, chargé de multiples significations. Il représente à la fois l’unité, le divin, la connaissance et les mathématiques. Sa polyvalence en fait un élément central de la culture sumérienne :
  • Unité et perfection : le cercle représente l’unité, l’infini et la perfection. Il est souvent associé au cosmos et aux cycles de la nature.
  • Le divin : en tant que forme parfaite et répétitive, le cercle peut symboliser le divin et le sacré. Il est fréquemment utilisé pour représenter des corps célestes ou des divinités (Rutten 1949, 337).
  • La vision : la forme circulaire de l’œil a naturellement conduit à associer le cercle à la vision, à la perception et à la connaissance. Dans l’art sumérien, l’œil est souvent représenté de manière stylisée, avec un grand iris circulaire. Cet œil symbolise la surveillance divine, la protection ou encore le pouvoir de voir au-delà du monde visible (Seawright 1988, 68).

Le cercle et les mathématiques

Les Sumériens étaient des mathématiciens accomplis. Ils ont utilisé le cercle dans leurs systèmes de numération. Par exemple, certains motifs circulaires sur les plateaux de jeu pourraient représenter des nombres ou des quantités. Le cercle, avec ou sans un point central, servait d’unité de base pour compter (Duvillié 1999, 69-71).

• Œil : Le motif de l’œil est un élément récurrent dans l’art sumérien. Souvent représenté avec un grand iris et un contour marqué, il peut prendre différentes significations :
  • L’œil du taureau : la représentation de l’œil est parfois associée à celle du taureau, un animal sacré dans la culture sumérienne, symbole de force et de fertilité. Les lignes arquées autour de l’œil évoquent les plis de peau d’un taureau, renforçant cette association (Diakonoff 1991, 78).
  • L’œil divin : l’œil peut également représenter l’œil d’une divinité, surveillant les humains et garant de l’ordre cosmique. Sa présence sur les objets suggère une dimension protectrice ou apotropaïque.
  • L’œil de la connaissance : l’œil est souvent associé à la connaissance, à la sagesse et à la clairvoyance. Il symbolise la capacité à voir au-delà du monde visible (Abd El Mohsen 2022, 136).

La position de l’œil sur les objets peut également influencer sa signification. Par exemple, un œil placé au-dessus d’une scène peut suggérer une surveillance divine.

L’œil dans le contexte du jeu

Dans le cadre du jeu royal d’Ur, le motif de l’œil pourrait avoir une fonction spécifique. Il pourrait être lié à des pratiques divinatoires, l’œil surveillant le jeu et influençant le destin des joueurs. Le motif de l’œil est un symbole complexe et polyvalent dans la culture sumérienne. Il renvoie à des notions de divinité, de protection, de connaissance et de divination. Sa présence sur les objets, notamment sur les jeux de société, témoigne de son importance dans la vie quotidienne et spirituelle des Sumériens (Abd El Mohsen 2022, 150).

Il est important de noter que ces interprétations ne sont pas exhaustives et que la signification exacte de ces motifs reste en partie énigmatique. Les Sumériens attribuaient probablement à ces motifs de multiples significations, qui se superposaient et évoluaient au fil du temps.

3. Règles du jeu : une reconstitution. Les règles exactes du jeu royal d’Ur n’ont pas été retrouvées de manière précise, mais certains indices tels que la forme du plateau et les références textuelles nous permettent d’en reconstituer une version approximative. C’est en 1880, à Babylone, que fut découverte une tablette d’argile datant de 177 av. J.-C. Acquise par le British Museum, elle fut déchiffrée dans les années 1980 par le conservateur Irving Finkel. Ce document, rédigé par un astrologue, nous livre des éléments précieux sur les règles de ce jeu antique. Nous proposons donc une version simplifiée selon Finkel, qui est fondée sur les éléments archéologiques et textuels disponibles (Finkel 2007,16–32)
   

Le jeu royal d’Ur est un jeu de stratégie et de chance pour deux joueurs. Le déplacement des pions étant déterminé par le lancer de quatre dés. Chaque dé possède quatre sommets : deux indiquent un mouvement (représentées par des points), tandis que les deux autres sans points, ne permettent pas de déplacer de pièce.

Lors de son tour, un joueur lance les quatre dés. Les résultats possibles vont de 0 à 4, le chiffre 2 étant le plus fréquent, suivi de 3 et 1, puis de 4 et 0. Le nombre obtenu indique le nombre de cases que le joueur peut parcourir. Il a alors le choix : soit déplacer une pièce déjà en jeu, soit en introduire une nouvelle.

Le but du joueur dans le jeu est de déplacer ses sept pions sur les quatorze cases du plateau. Chaque joueur dispose d’un couloir où il peut déplacer ses pions en toute sécurité, mais il sera ensuite contraint de déplacer ses pions sur des cases partagées avec son adversaire, où ils ne sont pas à l’abri de la capture.

 Règles spécifiques :

• Capture : si un joueur atterrit sur une case occupée par une pièce adverse, il capture cette pièce qui retourne à sa position initiale. La seule exception est la case “rosace” qui offre une immunité temporaire.
• Cases sûres et cases dangereuses : le plateau est divisé en cases sûres (six par joueur, correspondant aux couloirs extérieurs) et en cases dangereuses (huit cases communes qui composent le couloir central).
• Occupation des cases : une seule pièce peut occuper une case à la fois. Si un joueur obtient un résultat qui le mène sur une case déjà occupée par lui-même, il n’est pas possible de mettre deux pièces sur la même case. Dans ce cas, il doit introduire une nouvelle pièce.
• Rosace : la case “rosace” permet au joueur d’effectuer un lancer de dé supplémentaire. Chaque joueur dispose de trois cases “rosace” sur son parcours.
• Fin de partie : un joueur gagne en déplaçant toutes ses pièces jusqu’à la dernière case du plateau.
  

Stratégie

Le jeu favorise la stratégie. Les joueurs doivent décider du meilleur moment pour introduire de nouvelles pièces, capturer celles de l’adversaire et utiliser les cases “rosace” à bon escient. Il est important de ne pas accumuler trop de pièces sur les cases communes pour éviter de bloquer son propre avancement.

Durée approximative

Une partie dure en moyenne une demi-heure.
Il est important de noter que ces règles sont une interprétation basée sur les connaissances actuelles (fig.3). D’autres variantes pourraient exister, et de nouvelles découvertes archéologiques pourraient amener à les modifier. 

Fig. 3a : Diagramme détaillé présentant les positions possibles des pions tout au long du jeu. Les zones de sécurité, où les pions sont à l’abri, sont représentées en bleu, tandis que les zones dangereuses, où les pions risquent d’être capturés, sont indiquées en rouge.
Fig. 3b : Plateau du jeu royal d’Ur © The Trustees of the British Museum (CC BY-NC-SA 4.0)

Un héritage à préserver

Le jeu royal d’Ur est bien plus qu’un simple jeu de société. Il est un témoignage de l’intelligence et de la créativité de nos ancêtres. En le faisant découvrir au grand public, nous contribuons à la valorisation de ce patrimoine exceptionnel et à la transmission de notre histoire.

Bibliographie

Abd El Mohsen I. 2022. When their eyes speak: A study of the eye symbol in Mesopotamia, Bulletin of the Center of Papyrological Studies (BCPS), vol. 39, Egypt, Faculty of Archaeology, Ain Shams University, 135-163.

Aruz J., Wallenfels R. 2003. Art of the First Cities, New York,Metropolitan Museum of Art.

Ascalone E. 2006. La Mésopotamie : Guide des arts, Traduit par Anne Guglielmetti, Hazan Paris.

-Black J., Green, A. 1992. Gods, Demons and Symbols of Ancient Mesopotamia, London, British Museum. 

Diakonoff I. M. 1991. The City States of Sumer, Early Antiquity, University of Chicago.

Duvillié B. 1999. Sur les traces de l’Homo mathematicus. Les mathématiques avant Euclide. Mésopotamie, Égypte, Grèce, Paris, Ellipses.

Finkel I. 2007. On the rules for the Royal Game of Ur, Ancient Board Games in Perspective, London: British Museum Press, 16–32.

– Frankfort H. 1939. Sculpture of the third millennium B.C. from Tell Asmar and Khafajah, vol. XLIV, University of Chicago Press, Chicago.

____1970. The Art and Architecture of the Ancient Orient, Penguin Books, Library of Congress.  

McMahon A. 2006. Nippur V the early dynastic to Akkadien transition, The area WF sounding at Nippur, vol.129, The University of Chicago Oriental Institute Publications.

Rutten M. 1949. Les emblèmes géométriques dans la civilisation ancienne du Moyen-Orient, histoire des sciences et de leurs applications, vol 2, No 4, Armand Colin, 333-339.

Schauensee M. 2002. Two Lyres from Ur, Philadelphia.

Seawright H. L. 1988. The symbolism of the eye in Mesopotamia and Israel, National library of Canada.

Woolley L. 1934. Ur Excavations the Royal Cemetery, vol. II, New-York, Publications of the Joint Expedition of the British Museum and the Museum of the University of Pennsylvania to Mesopotamia.

Les auteurs

Hala Maroke est doctorante à l’université Lyon 2, Doctorat Mondes anciens, ED 483, UMR 5133-Archéorient.

Karyn Mercier est assistante ingénieur CNRS, Pôle communication et médiation scientifique de la FR 3747 – Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon.

 

---

---