Paysages du front d’Orient (11). Sur les pistes de Macédoine, par les sentiers d’Albanie.

Mener une guerre sur un théâtre d’opération extérieur exige de reconnaître le terrain, de le cartographier, mais aussi et surtout d’accéder aux sites d’affrontement ou aux objectifs militaires. Dans une guerre de position, comme celle qui se mit en place à l’automne 1915 dans les Balkans, il est d’autre part essentiel d’assurer les liaisons entre le front et l’arrière, de façon à ravitailler les unités, qu’elles soient en mouvement ou dans les cantonnements, en nourriture, en matériel ou en munitions.

Ce front d’Orient présente, à cet égard comme à d’autres, une grande différence avec le front occidental, dont les mouvements pendant le premier conflit mondial imposèrent des adaptations logistiques, des constructions de voies et de chemins. Mais, de la côte flamande à la Champagne, la guerre balaie un espace déjà densément maillé par des routes, des voies ferrées, à l’issue d’un siècle de révolution industrielle et d’aménagement du territoire. À ce titre, il est révélateur que les principaux nœuds de communication, comme Verdun, aient retenu toute l’attention des états-majors et concentré le tir des artilleurs.

Tout autre fut la situation lorsque le front balkanique se mit en place. L’espace macédonien d’alors était traversé par quelques grandes routes, dans les vallées principales et le long de la côte, comme l’antique via Egnatia qui relie le Bosphore à la mer Ionienne. Quelques voies ferrées aussi, mais toutes récentes et posées dans les dernières décennies de l’Empire ottoman, ne dessinaient encore qu’un réseau étriqué desservant les villes proches de Thessalonique. La ligne Belgrade-Constantinople, par Thessalonique et la vallée du Vardar, est encore en travaux en 1909. On y élève alors les piles des ponts de franchissement du fleuve. À Gephyra (« les ponts », en grec), la route littorale file vers le sud pour Larissa puis Athènes, en traversant le delta de l’Axios. En amont, le premier pont routier sur le Vardar est celui de Guevgéli, situé à 60 km de là, suivi de celui de Vélès, à environ 105 km plus au nord. Puis, vers l’amont, le vieux pont de pierre ottoman de Skopje, toujours en place, est à encore 50 km de distance. Les quelques ponts ferroviaires, un à Karasouli (auj. Polykastro, en Grèce), un autre à Udovo, sont inutilisables par les fantassins, les véhicules et les chevaux.

Et comme s’il fallait que le pays fût encore plus rugueux, le front se fixa sur les reliefs dans l’arrière-pays, fort mal desservi et, surtout, pour le secteur français, il s’étendit essentiellement à l’ouest du « camp retranché de Salonique », c’est-à-dire outre-Vardar !

Une des principales activités de l’Armée d’Orient fut donc d’aménager le territoire sur lequel elle avait pris pied, en vue de fortifier ses positions, relier et ravitailler ses unités, assurer toute la logistique de la guerre (Saint-Ramond 2019). Ce sont les photographies prises entre 1916 et 1918 qui témoignent le mieux de l’ampleur des travaux entrepris par les régiments du génie.

Il fallut en effet jeter des ponts sur le Vardar, principal obstacle hydrographique, mais aussi sur la Cerna, son long affluent de rive droite et sur nombre de leurs petits tributaires, comme la Sakuleva ou le Dragor, dans la plaine pélagonienne (fig. 1 et 2a et 2b). Au sortir même de Thessalonique vers l’ouest, le Gallikos, quasi-oued au lit large et sablonneux, impose de construire plusieurs longs ponts de bois pour faire passer l’infanterie et la cavalerie d’une rive à l’autre selon les besoins. Pas question qu’une crue paralyse les communications avec les plus importants dispositifs de défense qui constituaient, au nord-ouest de la ville, le « camp retranché de Salonique » !

Sur le réseau ferré déjà en place avant la guerre, on greffe aussi de petits diverticules qui permettent d’approcher des sites avec le train. À Bohémitsa (auj. Axioupoli, en Grèce), depuis la voie ferrée qui traverse le Vardar en venant de Karasouli (auj. Polykastro), part un embranchement qui, en serpentant pour accommoder la pente forte du versant, se dirige vers les hauteurs d’Izvor (auj. Pigi) où est installée toute une base logistique avec réserves, troupes et un gros hôpital de campagne. Au pied de ce petit village, la même ligne redescend pour se couler dans les sinuosités du fond de la vallée en gorge de la Kodza dere, où elle passe d’une rive à l’autre par de petits ponts en poutrelles métalliques. Dans cette même vallée, on ne compte pas moins de quatre ponts routiers mis en place par l’armée française (fig. 3).

Aucune armée ne s’épargne ces indispensables travaux. Sur l’autre versant du front, les Allemands et les Bulgares font de même, à commencer par le rétablissement des ponts coupés par les français lors de la retraite de l’automne 1915 par la vallée du Vardar. Pour passer des bords du fleuve au secteur de Prilep, il faut améliorer les voies de passage par les reliefs de la Babuna Planina, au prix de gros travaux d’élargissement et de percement de pistes en lacets (fig. 4).

Tous les moyens sont bons pour franchir ces austères échines pierreuses qui dominent la Pélagonie : autour de la Babuna Planina ou, chez les Français et les Italiens dans la boucle de la Cerna, on installe même de petits téléphériques (fig. 5) qui évoquent, sur les clichés de l’époque, d’improbables télésièges !

Donc on défriche, on découvre, on perce, on mine, on excave, on déblaie, on remblaie, on draine même dans le terrain marécageux quand il le faut, puis on édifie, on implante, on plante, on assemble, on soude, on rivette, on aplanit, on dame… (fig. 6a et 6b).
Parvient-on encore imaginer les tonnes de matériel expédiées par les lignes maritimes depuis Marseille ou, par voie ferrée, depuis la lointaine Allemagne ?

Les soldats des unités du génie sont à la tâche (fig. 7), mais on enrôle bien souvent les prisonniers de guerre pour les travaux. Et comme aucune main d’œuvre n’est superflue, même les « indigènes » sont mis à contribution : déplacés de guerre dépourvus d’autre moyen de subsistance, femmes et enfants employés à de menues tâches : maintes photos nous montrent des groupes d’habitants, assis à même le sol au bord des routes, en train de concasser des monticules de roches pour garnir le ballast des voies (fig. 8). Un labeur de bagnard… on décèle sans peine, dans ces scènes, le recours à un travail forcé où les impératifs de la guerre se combinent aux réflexes de la domination coloniale déjà éprouvée sur d’autres terres.

Ainsi, en à peine trois ans, les Armées d’Orient installèrent-elles un nouveau réseau de pistes et de chemins dans une grande partie de la Macédoine. S’il ne fut pas le secteur le plus meurtrier, le front de Salonique représenta durant ce temps un véritable chantier de travaux publics et cette activité est, à bien des égards, omniprésente dans les vues paysagères qui nous sont parvenues. F. Saint-Ramond (2019) en donne un bon exemple : « Après leur entrée à Monastir en novembre 1916, le génie, les bataillons d’étapes et la main-d’œuvre locale construisent 63 km de route et aménagent 250 km de pistes, la route de Monastir est empierrée jusqu’à Yenidje (aujourd’hui Yannitsa) ». Mais seuls les secteurs les plus actifs du front et les plus proches de Thessalonique ou de Monastir furent bien aménagés. Malgré l’immense effort d’équipement en infrastructures, partout la guerre resta dépendante de moyens de transport rudimentaires : char macédonien ou même simple araba (charrette turque à deux roues) qui dans tous les campements avoisinent les rares automobiles, donnent à certains sites des allures de far west… et imposent aux déplacements le rythme lent des attelages de buffles ou de bœufs (fig. 9). En définitive, la mise en place des positions se terminait souvent dans les conditions les plus sommaires, à la force des bras (fig. 10). Car plus on s’enfonçait vers l’ouest, plus on s’écartait des grands chemins, plus on pénétrait, une fois passés les lacs de Prespa et d’Ohrid, dans les profondes vallées albanaises qui s’encaissent sous de hautes crêtes, moins les investissements logistiques furent possibles. Les quelques unités qui furent envoyées pour tenir leurs postes dans ces confins du front cheminèrent sur des pistes muletières et même sur des sentiers à peine tracés (fig. 11) : une guerre de position, mais à flanc de versant et dans les conditions techniques d’une guerre de partisans.

Mai 2024 : toujours obstinément en quête de sites de prise de vue pour mon projet de reconduction photographique, je cherche à gagner le « piton Socrate », petite éminence qui domine la vallée de l’Axios à quelques kilomètres à peine de la frontière nord de la Grèce et qui offre un large panorama sur le bassin de Guevgéli. Comme dans tant d’autres lieux depuis que j’ai débuté ce travail, je chemine sur une piste large, ménagée à flanc de versant. Le sécateur et la petite scie à élaguer que j’avais pris soin d’emporter depuis la France pèsent inutilement dans mon sac à dos. La voie est dégagée. Le petit bastion qui surveillait les Bulgares se livre sans effort. Plus bas, la piste continue, un peu dans la broussaille. C’est plutôt sur les anciennes casemates que celle-ci me gêne, en occultant les vues qui étaient impeccablement dégagées dans les années 1916-1918. La pression pastorale, à laquelle s’étaient ajoutés, dans les années de guerre, les prélèvements pour les besoins en combustible des armées, avait en effet complétement pelé le paysage.

Faute d’avoir pu me procurer une bonne et fiable carte topographique en Grèce (la pratique de la randonnée n’est pas aussi répandue qu’en France et les cartes à grande échelle ne sont pas en vente libre, surtout pour les confins nord du pays !), je chemine à l’aide d’une simple impression d’un de ces nombreux plans directeurs du camp retranché de Salonique retrouvés dans les archives : Armée d’orient, service topographique, échelle 1/20 000, équidistance 10 mètres, restitutions photographiques de février 1918. Faire du terrain avec une carte périmée depuis plus d’un siècle ? Je n’ai rien de mieux… et on ne saurait trouver mieux, hors les images satellitaires en ligne.

Les chemins de la guerre se découvrent en effet les uns après les autres, fidèles à la carte, et m’offrent le service d’éviter l’affrontement avec les épineuses phrygana qui se sont emparées des versants. Ça et là une tortue traverse à découvert, en cahotant, sur des ornières imprimées en à peine trois ans, mais pour plus d’un siècle, dans le sol sec. Les chèvres et les brebis des pâtres albanais venus chercher un revenu en Grèce ou le véhicule d’un cultivateur des environs entretiennent la piste. Le passé et ses passages affleurent dans le présent du paysage.

Référence

 Saint-Ramond F., 2019 – Les Désorientés. Expériences des soldats français aux Dardanelles et en Macédoine, 1915-1918, Presses de l’Inalco, Paris.

L’auteur

Nicolas Jacob-Rousseau est Maître de conférences de Géographie – Université Lumière-Lyon 2. UMR 5133 – Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon.

 

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