L’Arabie dans tous ses États à Archéorient

La péninsule Arabique a été longtemps considérée à tort dans le monde de la recherche sur les civilisations antiques comme étant une zone périphérique, voire éloignée, donc inintéressante par rapport aux grandes civilisations du Croissant fertile, du Levant, de l’Égypte pharaonique et du monde grec et romain. Ce constat était dû en grande partie à l’absence apparente de sources écrites, à l’inaccessibilité des sites archéologiques et à la situation politique dans la péninsule Arabique, dont les États, excepté l’Arabie saoudite, n’ont connu leur indépendance qu’à partir des années 1960-1970.

Les premières missions effectuées en Arabie par des chercheurs de la Maison de l’Orient Méditerranéen ancien (auj. Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean Pouilloux, désormais MOM) sont à ce titre pionnières. Ce fut le cas des missions auxquelles Yves Calvet (Directeur de recherche à la retraite, associé à Archéorient) avait participé en 1976 sur le site de Shabwa, l’ancienne capitale du royaume du Ḥaḍramawt (Yémen), qui a ouvert la voie à trente années de recherche de terrain, dont le sixième volume sur son palais vient de sortir (Breton 2023), ou encore à Faïlaka (Koweït) (1984-1988) (Calvet & Marielle 2008), et de ses recherches sur les monuments chrétiens du Golfe, qui font date.

Rappelons que c’est à la Maison de l’Orient que s’est tenue la Première Journée de l’Arabie en juin 1990 en marge de la première assemblée générale de la Société des Archéologues, Philologues et Historiens de l’Arabie (S.AP.H.A.), dont Rémy Boucharlat, Jean-François Salles et Pierre Lombard étaient des membres élus (Annuaire 1990 & 1995).

Il faut citer ici les travaux menés dans l’oasis d’al-Aïn dans l’Emirat d’Abu Dhabi (Rumeilah, Hili-14) sous la direction de Rémy Boucharlat (mission dirigée par Serge Cleuziou) entre 1980 et 1984 (fig.1), puis à Mleiha – Emirat de Sharjah, à partir de 1985 auxquelles participèrent Paul Sanlaville et Rémi Dalongeville, à l’époque rattachés au GREMMO, un des ancêtres de l’unité de recherche Archéorient, et les premières missions et recherches menées par Pierre Lombard au Bahreïn (1981), qui ont également ouvert des perspectives de recherches archéologiques insoupçonnées dans les pays du Golfe, dont la découverte des tablettes en cunéiforme qui apportèrent la preuve que l’Arabie n’était pas si marginale, ni si éloignée et isolée des centres des civilisations de la Mésopotamie et de l’Indus, et ce depuis les périodes les plus anciennes. Le bilan scientifique de ses quarante années de missions de terrain est aujourd’hui une référence incontournable pour l’histoire antique de Bahreïn (Lombard 1999).

Les années 1990-2000, malgré la première guerre d’Iraq, ont vu le recrutement au CNRS d’une nouvelle génération de chercheurs affectés à la MOM avec des projets de recherche centrés sur l’Arabie antique, notamment les pays du Golfe, l’Oman et le Yémen.

A commencer par Michel Mouton en 1993-2000, dont les travaux à Mleiha (fig. 2) aux Émirats-Arabes Unis ont montré récemment la place et le rôle politique joué par cette ville antique, probablement l’antique capitale du royaume d’Oman, du III^e siècle av. notre ère au IV^e siècle de notre ère (Mouton 1999).

En 2002, Anne Benoist, archéologue et spécialiste de la céramique de l’âge du Fer d’Arabie du Sud et de l’Est (Yémen, E.A.U., Oman) intégra le GREMMO juste avant la naissance d’Archéorient en 2003.  Elle y développa des recherches à Bithnah, puis à Masafi (Emirat de Fujayra) qui ont révélé des rites et pratiques festives autour du symbole du serpent dans les sociétés arabiques de l’âge du Fer (Benoist 2013a, b) (fig. 3, 4, 5, 6).

A partir de 1998, Michel Mouton rejoignit Serge Cleuziou et Frank Braemer au Yémen, et mit en place la Mission Archéologique Française dans le Jawf-Hadamawt, dont l’objectif était de restituer les différentes étapes de l’évolution du peuplement régional des périodes préhistoriques jusqu’à la formation des royaumes sudarabiques (vers le IX^e-VIII^e s. av. notre ère), à travers une approche diachronique réunissant des spécialistes de différentes périodes. Parmi les axes de recherche développés, citons la découverte et la fouille partielle des nécropoles de l’âge du Bronze du Jabal Jidrân et du Jabal Ruwayk (Braemer et al. 2003), les fouilles menées dans le port antique de Qani, la fouille de la partie centrale du site de Makaynûn (fig. 7, 8), et la prospection de son territoire. Anne Benoist rejoignit la Mission Jawf-Hadramawt en 2002, puis ce fut le tour de Rémy Crassard, dont la thèse de Doctorat en 2007 révéla l’importance de la route méridionale dans les mouvements de diffusion des populations et des techniques paléolithiques entre l’Afrique orientale à l’Arabie et apporta des données inédites sur la néolithisation du Yémen (Crassard 2008). Les travaux de la Mission Archéologique Française Jawf-Hadramawt se poursuivirent jusqu’en 2012, date à laquelle les troubles politiques au Yémen entraînèrent la fermeture des terrains.

A partir de 2010, l’ouverture de l’Arabie Saoudite, jusqu’à alors fermée aux missions archéologiques étrangères, entraîna rapidement de nouvelles découvertes.  Parmi les premières missions françaises archéologiques auxquelles des membres du laboratoire Archéorient ont participé, figurent la Mission de prospection de la région de Najrān et ses environs, dont la découverte en 2010 du paléo-lac du Paléolithique Moyen et du Néolithique du site de Mundafan apporta un éclairage inédit sur l’occupation humaine du site et le mode de vie de cette région aux confins du grand désert d’Arabie aux périodes de transition entre le Paléolithique et le Néolithique (Crassard et al. 2013). Par ailleurs, les milliers d’inscriptions rupestres et les dizaines d’inscriptions monumentales découverts dans l’oasis de Najrān, sur les sites de Ḥimā, ont mis en exergue la place de l’oasis comme plaque tournante dans le commerce des aromates en Arabie du Sud (Arbach et al. 2015).

En 2010, le pôle Archéologie de l’Arabie s’est renforcé avec le recrutement au CNRS à Archéorient de Rémy Crassard, archéologue et spécialiste de la Préhistoire de l’Arabie. Outre sa participation à plusieurs missions archéologiques dans la péninsule Arabique, aux EAU, Yémen, Bahrein, Oman, Qatar, Koweït, Rémy Crassard a poursuivi son programme de recherche sur la préhistoire de la péninsule Arabique, où il a participé activement aux missions de terrain en Arabie saoudite, dans la région de Riyādh sur le site d’al-Kharj (2013-2018) et celle de Dūmat al-Jandal (2015-2018), où pour la première fois un plan de kite – qui sont des pièges de chasse, à gazelle et autres animaux – a été découvert, ainsi que des bas-reliefs monumentaux de dromadaires datant de l’époque néolithique. Un projet ANR “Globalkites” a été lancé par Rémy Crassard en 2013, qui inclut des régions allant de l’Arabie jusqu’à l’Arménie et le Kazakhstan, en passant par la Jordanie. En 2020, dans la dynamique du développement de la région saoudienne d’AlUla, est lancé le programme archéologique pluridisciplinaire codirigé par Rémy Crassard, Guillaume Charloux, et Munirah AlMushawh portant sur la région de Khaybar (Khaybar Longue Durée Archaeological Project). Le projet est constitué d’une équipe internationale à laquelle participent de nombreux chercheurs et étudiants d’Archéorient. L’étude des différentes étapes de la transition du Paléolithique au Néolithique est le dénominateur commun de plusieurs axes de recherches d’Archéorient qui visent à une meilleure compréhension des processus de longue durée tels que la néolithisation en milieu aride (Crassard 2024). Pour illustrer cette problématique de la néolithisation en Arabie, l’étude d’un paléo-lac d’al-Fāw (Arabie saoudite), découvert dans le cadre d’un projet AAP co-financé par la MOM en 2018, a permis grâce aux assemblages lithiques, mais également d’un sondage qui a donné des dates entre les 10^ème et 8^ème millénaire BP, de situer au Néolithique l’occupation des bords du lac. Ces datations permettent également de connaître la période d’assèchement du lac, ainsi que le contexte de développement du système agricole de la région, qui a donné naissance à l’établissement de la cité caravanière de Qaryat al-Faw à l’âge du Fer, vers le IV^e siècle avant notre ère (Arbach 2022c).

C’est au tournant du I^er millénaire av. notre ère, marqué par l’utilisation et la diffusion des alphabets en Arabie, la domestication du chameau et l’établissement des cités-États et royaumes en Arabie (à partir du IX^e-VIII^e s. av. notre ère), que Mounir Arbach (Archéorient depuis 2017) consacre ses recherches sur le processus de la formation des royaumes de l’Arabie du Sud (Yémen actuel) (Arbach 2022b & 2024).  Il s’intéresse aussi à la place et au rôle joué par le commerce des aromates grâce aux liens tissés avec le monde méditerranéen et mésopotamien (fig. 9).

Pour terminer, comme nous l’avons signalé plus haut, le Sultanat d’Oman tient une place non négligeable dans les programmes menés par des chercheurs d’Archéorient. Il s’agit notamment de la mission archéologique menée par Corinne Castel depuis 2019 sur les sites de Bat al-Arid datant de l’âge du Bronze (IV^e-II^e millénaire av. notre ère), dont les résultats obtenus apportent un éclairage nouveau sur le peuplement en Oman central et ses modes de vie aux III^e-II^e millénaire av. notre ère (Castel 2019). Enfin, le projet d’étude des sources littéraires historiques de l’histoire d’Oman avant l’Islam, mené par Mounir Arbach dans le cadre de son affectation de 2021 à 2024 au Centre français de recherche de la péninsule Arabique (CEFREPA, bureau de Mascate), avec le soutien au programme ANR : Ancient and Modern Languages of South Arabia ( ALMAS) (2019-2024) (dir. Julien Dufour, ENS, Paris), propose une réévaluation de l’historiographie arabe et omanaise, à la lumières des inscriptions sudarabiques (Yémen), mais également des nouvelles découvertes de Mleiha et Salāla (Arbach 2022) (fig. 10).

Il faut, en outre, signaler le projet ANR ALMAS, dont Archéorient est partenaire, avec la participation de Mounir Arbach, qui a bénéficié du soutien financier ANR-Archéorient pour la publication de son HDR en anglais, ainsi que le projet ANR MAPARABIA (2019-2024) (dir. Jérémie Schiettecatte, CNRS, Paris), dont Archéorient est également partenaire, avec la participation d’Anne Benoist, Olivier Barge, Rémy Crassard et Mounir Arbach à la rédaction du Thematic Dictionary of Ancient Arabia, en ligne depuis 2023 (Arbach et al. 2024).

En somme, la recherche archéologique et historique n’a cessé de se développer dans la péninsule Arabique ces dernières années, notamment en Arabie saoudite. Cette recherche n’en est cependant qu’à ses débuts et ne cesse de livrer des perspectives prometteuses, permettant ainsi de donner sa place à la péninsule Arabique dans un ensemble régional plus vaste de civilisations, au lieu de la voir comme isolée ou inhabitée.

Bibliographie sélective

 Annuaire 1990. Société des Archéologues, Philologues et Historiens de l’Arabie (S.A.P.H.A.), préparé par Christian Robin, Aix-en-Provence.

Annuaire 1995. Société des Archéologues, Philologues et Historiens de l’Arabie (S.A.P.H.A.), préparé par Mounir Arbach, Aix-en-Provence.

Arbach, M. 2022a. « Le Sultanat d’Oman avant l’islam : entre mythe et histoire ». ArchéOrient – Le Blog – https://archeorient.hypotheses.org/18470.

Arbach M. 2022b. The City-States of the Jawf at the Dawn of Ancient South Arabian History (8th‒6th Centuries BCE). Volume I. From Cities to Kingdoms (Arabia Antica, 17/1). Roma -Bristo, CT : “L’Erma” Di Bretschneider.

Arbach M. 2022c. « Mission archéologique franco-saoudienne de Fardat al-Fāw. Du Néolithique au royaume caravanier de Qaryat al-Fāw ». In Le vingtième anniversaire de la coopération franco-saoudienne, Heritage Commission: Skira : 133-142.

Arbach M. 2024. Le Yémen ancien. Histoire inachevée des cités-Etats et royaumes VIII^e-VI^e siècles av. J.-C. Paris : Geuthner.

Arbach M., J. Schiettecatte, Robin, Ch., S. Âl Murayḥ, Charloux, G. al-Saʿīd, S. F., Gajda, I., Dridi, H., Tairān, S. 2015. « Results of four seasons of survey in the Province of Najrān (Saudi Arabia) – 2007-2010 ».ABADY XIV: 11-46.

Arbach M., J. Schiettecatte & Benoist A. 2024.  MAPARABIA. Les humanités numériques au service de la recherche sur l’Arabie préislamique », ArchéOrient – Le Blog –https://doi.org/10.58079/10stf/

Benoist, A. 2013a. Fouilles et prospections dans l’oasis de Masafi (Fujairah, Emirats Arabes Unis). ArchéOrient – Le Blog – http://archeorient.hypotheses.org/814 

Benoist, A. (dir.) 2013b. La vallée de Bithnah au cours de l’Âge du Fer. British Archaeological Reports. International Series 2510. (Society for Arabian Studies Monographs n° 14). Series editors : D. Kenneth & St John Simpson. Oxford : Archaeopress.

Benoist A., Pillault S., Skorupka M. 2013. « Rituels associés au symbole du serpent en Arabie orientale au cours de l’Âge du Fer (1200 – 300 av. J.C.) : l’exemple de Bithnah (Emirat de Fujairah) ». In Ch. Robin and I. Sachet (eds.) Dieux et déesses d’Arabie : images et représentations. Paris: De Boccard: 362-381.

Braemer, F. Cleuziou, S. & Steimer-Herbert, T. 2003. « Dolmen-like structures: some unusual funerary monuments in Yemen ». Proceeding Seminar of Arabian Studies 33: 169-182.

Breton, J.-F. 2023. « Fouilles de Shabwa VI. Le palais royal ». ArchéOrient – Le Blog, https://doi.org/10.58079/bd3c

Calvet, Y. 2005-2006. « Monuments chrétiens du Golfe». Dossiers d’Archéologie 309 : 36-41.

Calvet, Y. & Pic, Marielle (éds.) 2008. Failaka. Fouilles françaises 1984-1988. Matériel céramique du temple-tour et épigraphie (Travaux de la Maison de l’Orient et de la Méditeranée, 48).  Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux), Lyon.

Castel, C. 2019. « La nouvelle mission de Bāt/al-Arid (Sultanat d’Oman) : premières découvertes ». ArchéOrient – Le Blog – http://doi.org/10.58079/bcyt.

Crassard, R. 2008. La préhistoire du Yémen : Diffusions et diversités locales, à travers l’étude d’industries lithiques du Hadhramawt. Archaeopress, Oxford : British Archaeological Report International Series 1842.

Crassard, R. 2024. Regards sur la Préhistoire de l’Arabie : Une approche globale. Mémoire d’Habilitation à diriger des recherches (HDR), Université Lumière Lyon 2.

Lombard, P. (éd.) (1989). Bahreïn. La civilisation des Deux Mers. De Dilmoun à Tylos, Paris & Gand : Institut du Monde Arabe & Editions SNZ. (English edition: Bahrain. The civilization of the Two Seas, from Dilmun to Tylos).

Mouton, M. 1999. « Mleiha: présentation du site et périodisation /Mleiha : Description and dating of the Site ». In  Mleiha I. Environnement, Stratégies de subsistance et artisanats (Mission archéologique française à Sharjah) (Travaux de la Maison de l’Orient méditerranéen, 29), Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux : 9-32.

Les auteurs 

Mounir Arbach est épigraphiste et historien, Directeur de Recherche au CNRS et spécialiste de l’histoire de la civilisation de l’Arabie du Sud avant l’Islam. Il est membre du laboratoire Archéorient UMR 5133 (CNRS/Lyon 2), Maison de l’Orient et de la Méditerranée.

Anne Benoist est archéologue, chargée de recherches au CNRS et spécialiste des études céramiques d’Arabie du Sud-est (Emirats, Oman) et d’Arabie du Sud (Yémen). Elle est membre du laboratoire Archéorient UMR 5133 (CNRS/Lyon 2), Maison de l’Orient et de la Méditerranée.

 

---

---