Jerf el Ahmar au Collège. Enseigner les mathématiques à partir des architectures néolithiques ?

En 2015, après en avoir été retirée pendant plusieurs années, la Préhistoire fait son retour dans le programme d’Histoire des élèves de 6^e. Les manuels scolaires d’Histoire-Géographie sont remodelés et plusieurs éditeurs ont la bonne idée de solliciter des préhistoriens professionnels pour offrir aux enfants des textes s’appuyant sur les découvertes les plus récentes. J’ai été ravie de participer à la création de quatre manuels et surtout de collaborer avec un des responsables du manuel Hatier – Martin Hivernel – pour préparer au mieux plusieurs pages traitant du Néolithique (Hivernel, Villemagne 2016). Pour ne pas disperser l’attention des élèves, il a été décidé que mes textes seraient tous centrés sur Jerf el Ahmar, site syrien du 11^e millénaire BC, témoin richement documenté des premières étapes de la néolithisation. A travers Jerf, il s’agissait de faire découvrir aux élèves le monde du début de l’agriculture, en même temps qu’un village témoin de l’une des premières traditions architecturales du Proche-Orient.

Les manuels ont fait leur rentrée en 2016. En 2018, j’ai été invitée à intervenir en classe de 6^e dans un collège (St Joseph) à Derval, près de Rennes. Les enfants des trois classes qui m’attendaient avaient été préparés. Leur professeur d’Histoire, Damien Girardeau, m’avait convaincue en m’exposant sa méthode :

« Voilà deux ans, depuis le changement de programme, que je travaille la période du Néolithique avec mes élèves de 6^ème. Le travail que j’ai imaginé se base d’abord sur l’observation (photographies) du site de fouilles où les élèves, en totale autonomie, découvrent par eux-mêmes les changements dans le mode de vie des Hommes par rapport au Paléolithique. A la fin de cette séance, je leur demande souvent quelle question ils auraient pour l’archéologue qui dirige les recherches. Le cours suivant, c’est en citant des extraits de votre livre (Stordeur 2015) que je leur réponds ».

Pour donner du sel à cette démarche, cet enseignant avait eu l’idée de leur attribuer le rôle de détectives : ils s’imaginaient partant sur l’Euphrate pour enquêter sur la vie à Jerf el Ahmar et sur sa disparition. L’enthousiasme des élèves, la densité et la diversité des questions qui déferlaient en rafales, m’ont transportée lorsque je me suis retrouvée parmi eux. Cette première expérience m’a montré à quel point les enfants pouvaient accéder à une information archéologique précise, la comprendre et l’intégrer.

Le projet que je vais présenter dans ce blog, qui sera suivi d’un deuxième épisode, plus ciblé (Stordeur, Cornud, Lainnemé-Ferreyrolles 2024), a commencé en 2022. Il est toujours vivant et ne cesse de se développer, impliquant, depuis 2024, l’antenne d’Archéorient à Jalès.

Une professeure de mathématiques (Camille Lainnemé-Ferreyrolles), en binôme avec une professeure d’histoire-géographie (Karine Cornud), m’avait contactée pour solliciter une rencontre en distanciel avec ses élèves de 6^e. Ayant découvert que le collège dans lequel ces deux enseignantes exerçaient était à 11 km de chez moi (Saint-Ambroix, Gard : Collège St Joseph), j’ai proposé une intervention directe, un partage vivant avec les enfants, option qui me semblait bien plus séduisante que le contact par écran interposé. J’ai découvert alors la nature du projet, son originalité et le pari, à la fois ambitieux et confiant, qui le sous-tendait. Je n’étais qu’au début de mes surprises, la suite allait me confirmer que je venais d’être invitée à participer à une expérience exceptionnelle.

Comme elle le raconte dans un petit film documentaire, C. Lainnemé-Ferreyrolles parcourt le manuel d’Histoire de 6^e et s’attarde sur les pages consacrées à Jerf el Ahmar. Elle y découvre des architectures aux formes géométriques très nettes. Les photos, relevés et reconstitutions qu’elle observe dans les illustrations font germer une idée : pourquoi ne pas enseigner les maths à ses élèves en se basant sur ces formes ? Se plongeant dans la lecture de l’ouvrage auquel le manuel fait référence (Stordeur 2015) elle trouve suffisamment d’éléments pour renforcer son idée. C’est notamment la transformation du contour des architectures, depuis les constructions rondes des niveaux les plus anciens, jusqu’aux plans rectangulaires des plus récentes, qui l’inspire. Elle basera son cours de géométrie sur le contour des maisons, rondes pour les plus anciennes, rectangulaires pour les plus récentes. Elle utilisera les calculs de proportions pour alimenter ses cours d’arithmétique. Mais elle n’a pas l’impression de tout maîtriser et c’est surtout pour cela qu’elle me contacte, même si elle pense déjà à une intervention avec les élèves. Après une réflexion commune, il est décidé que je commencerai par une séance d’introduction, où je leur ferai découvrir la base indispensable : « je suis archéologue, qu’est-ce que cela veut dire ? » Prospection, sondages, fouille, ils suivent tout le parcours à travers une suite d’images animées (Powerpoint), en multipliant les questions. Ils sont accrochés, ils vont se dépasser pour que l’objectif final soit atteint : réaliser des maquettes, reconstituer plusieurs niveaux archéologiques montrant comment le village néolithique se transforme. Je relaterai en détail, avec les deux enseignantes, les différentes étapes de ce travail et ce qu’il a apporté aux élèves (Stordeur, Cornud, Lainnemé-Ferreyrolles 2024). Il importe de dire quels élèves vont bénéficier de ce projet, car leur classe n’appartient pas au modèle général.

Il s’agit d’enfants regroupés dans des classes SEGPA : Section d’Enseignement Général Professionnel et Adapté, sous la responsabilité de K. Cornud. Comme elle l’explique, ils ont tous des difficultés, parfois très lourdes, qu’elles soient d’ordre social ou psychologique. La plupart sont dyslexiques, problème qui peut les affecter jusqu’à leur rendre difficile l’accès à la lecture et à l’écriture. Le fait de les regrouper dans ces classes à faible effectif, où les programmes de l’éducation nationale sont plus souples et l’attention aux situations individuelles plus intense, va les aider à plusieurs niveaux : créativité, autonomie, prise de conscience de ses propres difficultés, confiance en soi. 

Durant l’année scolaire 2022-2023, je me suis occupée d’une 6^e composée d’une quinzaine d’enfants. En 2023-2024, les élèves de 6^e étaient moins nombreux, mais la classe de 5^e a manifesté le désir de poursuivre l’expérience, même si la préhistoire n’était plus au programme. Grâce à l’attitude souple et ouverte de la direction et des enseignantes, cela a été possible. Deux épisodes : « S’exprimer en pictogramme » et « Une journée à Jalès » ont ainsi réuni les enfants des deux niveaux.

Après la séance d’introduction, quels sont les thèmes que nous avons retenus pour faire travailler les élèves ? Le thème principal a été celui des architectures de Jerf el Ahmar et de l’utilisation des modèles de construction pour travailler en mathématiques. Inutile de le développer ici, j’y reviendrai dans mon prochain billet blog. Vient ensuite le thème des pictogrammes. C’est à Jerf el Ahmar qu’ont été découverts pour la première fois des pictogrammes du Néolithique précéramique (PPNA 11^e millénaire avant J.-C). Peu de temps après, on allait en découvrir bien d’autres, en Syrie du Nord et en Turquie du Sud-Est, tous PPNA ou PPNB ancien. Comment en est-on arrivés à attribuer ce terme à des objets qui précédaient de près de 5000 ans les pictogrammes bien connus de l’Âge du Bronze, quasiment contemporains des premières écritures ? Préhistorienne prudente, je n’osais pas me lancer seule dans une identification lourde de sens. J’ai donc fait appel à un épigraphiste (Jean-Claude Glassner) qui a été clair : nos objets correspondaient à la définition du pictogramme. Dans un espace bien délimité, on y avait gravé des combinaisons organisées de signes et de représentations schématiques d’animaux. D’après lui, ces combinaisons expriment un message, un récit ou le résumé d’un rituel (Glassner 2000). La découverte d’un nombre croissant de ce type d’objet allait renforcer l’interprétation. Plusieurs signes reviennent régulièrement, aussi bien sur des pierres gravées du site que sur des objets contemporains de Syrie du Nord et de Turquie. Le sens de ces pictogrammes était donc compris sur toute l’aire d’expansion du Mureybétien, forme septentrionale du PPNA. On verra à quel point les élèves se sont approprié ce type d’expression (Stordeur, Cornud, Lainnemé-Ferreyrolles 2024).

 Les autres thèmes ont été développés par cinq membres du laboratoire Archéorient, à Jalès (cf. vidéo ci-dessous). E. Régagnon a fait découvrir la Commanderie de Jalès aux deux classes. Il ne s’agissait pas de préhistoire, mais il fallait bien rendre hommage au lieu, d’autant que les élèves de 5^e avaient le Moyen-Âge au programme. S. McPhillips, chercheur spécialiste de l’archéologie islamique, leur a montré comment faire « parler la céramique ». Quand je les ai interrogés sur cette intervention, ils l’ont rattachée à un autre atelier : celui de la taille du silex. Pour expliquer cette association, ils ont fait ressortir le fait qu’il s’agissait, dans les deux cas, de retrouver des gestes, des savoir-faire. Ils avaient tout compris ! Leur participation à l’atelier « taille du silex », animé par deux doctorants en préhistoire, Victoria Reina et Cédric Sarrazin, a été exemplaire sur le plan de l’intérêt des enfants et de leur concentration. Pourtant ils n’ont pas taillé eux-mêmes, pour des raisons de sécurité. Aucun problème pour comprendre le sens des expérimentations et leurs processus. Leur implication a pris une forme concrète lorsqu’il leur a été demandé d’effectuer des remontages de taille, ce qu’ils ont tous fait avec un désir évident de comprendre (fig. 1 et 2).

Enfin, « l’atelier fouille » leur a permis de réaliser concrètement ce qu’ils avaient imaginé à travers leur manuel, mes interventions et la création des maquettes au Collège (fig. 3-6). S. Sanz leur avait préparé des bacs comportant des couches superposées avec objets. Ils devaient fouiller, photographier avec échelle, prélever et enregistrer les trouvailles. Avec le plus grand sérieux, ils se sont prêtés à toutes les tâches, fiers de montrer qu’ils maîtrisaient déjà le concept de stratigraphie. Lorsque je les ai interrogés sur leurs impressions, plusieurs élèves ont manifesté leur préférence pour l’enregistrement, étape qui leur demandait pourtant le plus d’effort. Comme s’ils s’étaient sentis stimulés par ce qui, lors d’une fouille, rapproche le plus abstraitement de la démarche scientifique. Stimulés et, peut-être bien, considérés comme capables, alors que leur problème est souvent d’être écrasés par une image très négative de leurs possibilités.

Inutile de conclure ici puisqu’il ne s’agit ici que du premier volet d’un ensemble de deux « billets » de blog. L’intervention des archéologues auprès des enfants se développe beaucoup sous des formes très variées et dynamiques. Celle à laquelle je participe fait partie d’un mouvement qui a débuté, en France, vers les années 70. Un programme, initié dans le cadre de la Maison de l’Orient, m’a profondément marquée : « Faire rêver les enfants à l’hôpital », créé par Séverine Sanz en lien avec l’IHOP (Institut d’Hématologie et d’Oncologie Pédiatrique de Lyon), a impliqué une vingtaine de chercheurs, techniciens et étudiants de la MOM auprès d’enfants atteints de cancers pendant de longues années. Devenu « Bonne pioche » (avec Modwène Poulmarc’h), il a vu ses activités se diversifier (Bonne Pioche 2013 ; Bonne Pioche 2015) jusqu’à sa dissolution, récemment. C’est dommage, et c’est ici l’occasion d’émettre le vœu que cette disparition ne soit pas définitive.

Bibliographie

Bonne Pioche 2013. Bonne Pioche : des archéologues à l’hôpital… et ailleurs. ArchéOrient – Le Blog, 22 février 2013. https://doi.org/10.58079/bcr4

Bonne Pioche 2015. Bonne Pioche et son nouveau diorama interactif. ArchéOrient – Le Blog. 13 mars 2015.https://doi.org/10.58079/bcti

Glassner J.J. 2000. Écrire à Sumer. L’invention du cunéiforme, Paris, Éditions du Seuil.

Hivernel M., Villemagne B. 2016. Histoire Géographie 6^e. Nouveau Programmes. Paris, Hatier.

Stordeur D. 2015. Le village de Jerf el Ahmar (Syrie, 9500-8700 av. J.C.). L’architecture, miroir d’une société néolithique complexe. Paris, CNRS Editions.

Stordeur D., Cornud K., C. Lainnemé-Ferreyrolles 2024. Architectures et mathématiques ; pictogrammes et récits. Blog Archéorient.

L’auteur

Danielle Stordeur est Directrice de recherche émérite. Préhistorienne. Responsable de la Mission permanente El Kowm Mureybet jusqu’en 2010. Membre de l’UMR 5133-Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon.

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