Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Quand l’archéologie se révèle à elle-même (et à la société) – 2ème partie

Archéologie participative ou « citoyenne » : cette pratique très ancienne est aujourd’hui écartelée entre une forte demande de la société et une méfiance certaine de la part des institutions. Deux riches journées d’étude organisées par la Société préhistorique française en ont récemment présenté un bilan étonnant, que nous avons commencé à résumer dans un premier billet, dont voici la suite.

De quoi parle-t-on ici ? De ce que l’on appelle les « sciences participatives » ou « citizen sciences » (ou sciences collaboratives, ou recherche contributive), qui consistent en l’association étroite d’une communauté scientifique et d’une communauté d’amateurs (non académiques) en vue de l’étude d’une question de recherche (Houllier 2016). Du fait de la fragilité du patrimoine qu’elle explore et détruit en même temps, l’archéologie y tient une place particulière. Ses acteurs professionnels se méfient spontanément du « public » (Dewey 2005), vu comme un ensemble indéterminé peu soucieux de l’intérêt général. A contrario, ledit public se plaint souvent d’une captation de ce patrimoine commun par les institutions. Notre premier billet présentait les bases éthiques et les méthodes sur lesquelles asseoir, a minima, une coopération opérationnelle. Nous verrons dans ce second billet comment certains projets cherchent à rompre plus radicalement avec cette méfiance réciproque pour ouvrir à la fois de nouvelles voies de coopération entre la science et la société et, tout simplement, de nouvelles voies de recherche.

Entre-deux : à la recherche de l’équilibre entre science et société 

Comment impliquer les populations locales de Crète dans des activités archéologiques, dont elles ont été longtemps écartées ? Maia Pomadère (maîtresse de conférences à l’université Paris 1, ArScAn) et Dimitra Mazaraki (doctorante à Paris 1, ArScAn) ont présenté un premier bilan d’un projet participatif mené sur le site minoen de Malia, fouillé depuis 1915, d’abord par le seul Service régional d’archéologie, puis par l’École française d’Athènes depuis 1921. Le premier enseignement de la thèse en cours de D. Mazaraki fut que les actions éducatives et de valorisation/relation publique autour du site – typiques d’une vision « descendante » (top-down) de l’archéologie – sont insatisfaisantes du point de vue de la population du village moderne. Pour dépasser les désagréments associés à l’existence d’une réserve archéologique, celle-ci demande à être associée aux opérations archéologiques, mais à partir de ses propres valeurs, donc bien au-delà de la simple fourniture de main-d’œuvre. C’est la condition pour une réelle appropriation des enjeux de préservation/protection. En 2023 et 2024 a été engagée la construction participative d’un bâtiment, en archéologie expérimentale mais en dehors du site lui-même. Elle a permis d’impliquer une partie de la communauté locale (des écoles, une association, des artisans, des agriculteurs) et d’opérer un transfert réel de savoirs réciproques, mais dans un échange encore inégal malgré un investissement en temps conséquent de part et d’autre (fig. 1).

Un projet d’Atlas numérique et collaboratif, ouvert et évolutif, du patrimoine local, articulant le patrimoine sensible (« émotionnel ») et culturel des habitants, le site archéologique stricto sensu et l’environnement naturel (flore et faune) commun aux deux, cherchera à dépasser ces barrières à partir de 2025 et à paver la voie de relations plus équilibrées entre les deux communautés, tout en mesurant mieux les opportunités, mais aussi les risques, d’une archéologie ainsi durablement « socialisée ».

Fig. 1 : Déséquilibre ressenti des apports pour les communautés respectives de chercheurs et d’habitants, dans le projet de construction expérimentale de Malia. (© D. Mazaraki)

Amélie Berthon (archéologue spécialiste chez Éveha, ArAr) et Alyssa Turgis (doctorante Lyon 2, ArAr), deux membres de l’équipe d’administration d’Artefacts, base de données collaborative en ligne des petits objets archéologiques portée par leur laboratoire, se sont, elles, interrogées sur la compatibilité entre les critères d’une scientificité rigoureuse et l’ouverture de l’enrichissement de la base à un public non académique (archéologues de terrain, conservateurs) et non professionnel (étudiants et amateurs). Elles se sont livrées à une véritable introspection épistémologique et méthodologique de ce projet d’archéologie collaborative et participative.

Base de données professionnelle progressivement ouverte vers le monde amateur, Artefacts compte 46 non-professionnels sur 122 auteurs au total (mais ils n’ont produit que 7 % du contenu) ; la proportion d’amateurs parmi les utilisateurs non-auteurs est beaucoup plus importante (3 800 sur 5 560) et ces derniers gardent la capacité d’intervenir sur la bibliographie associée aux mobiliers référencés, une composante essentielle de la base de données. D’où une question centrale : dans un corpus de plus de 200 000 objets dont le contenu évolue quotidiennement, comment concilier qualité des données saisies (y compris par les « pros »), responsabilité et intégrité scientifique (dont sont comptables les administrateurs de la base et non les contributeurs, selon un avis du Comité d’éthique du CNRS de juin 2015), motivation des contributeurs et confiance réciproque (vis-à-vis du stockage des données et de la fiabilité de leur exploitation) ?

L’usage d’un outil automatique de recherche d’anomalies (Métabase) ne fait pas tout, il s’agit aussi de travailler sur l’appropriation de la culture scientifique : précision, respect des normes, regard critique sur les données. La réponse tient en trois mots : formation, modération, animation (voire tutorat), qui se résument en un seul : des moyens humains. Sous cette réserve, l’accès inédit à des données éloignées du monde de la recherche (petits musées, collections privées, fouilles non-académiques) et le partage de données d’une très vaste aire de répartition constituent d’énormes avantages qui excèdent sans doute les risques potentiels (qualité, intégrité).

Au-delà : « lâcher prise » pour co-construire un nouveau pan de la recherche avec la société ? 

Évoquer la possibilité d’une archéologie pleinement participative devant un public scientifique fait presque inévitablement surgir l’épouvantail du pillage lié aux détecteurs de métaux. La vision dominante, en France, du détectorisme de loisir cristallise ainsi l’idée d’un « public » (au sens de Dewey) irrespectueux par nature du patrimoine archéologique, qui ne l’intéresserait qu’en vue d’une appropriation personnelle (« détecteur = pilleur »). Pourtant, cette vision qui domine au sud de l’Europe s’oppose à la pratique qui prévaut au nord (Grande-Bretagne, Finlande, Pays-Bas, etc.) où une forme de collaboration régulée s’est imposée et perdure depuis près de 25 ans (Christiansen 2016, Wessman et al. 2023). Au-delà de l’aspect moral ou légal, la condamnation de cette « archéologie du dimanche » procède aussi d’une conviction scientifique : privée d’un contexte géographique et stratigraphique précisément enregistré, un objet ou une donnée seraient perdus pour la science.

Deux présentations ont cependant mis en valeur des expériences alternatives : collectées via une régulation appuyée sur des outils d’administration en ligne et une forte politique de valorisation ou issues d’une démarche associative conçue pour faire émerger un corpus scientifique enfoui non pas sous terre mais dans des collections privées, des données archéologiques découvertes aux marges de la recherche académique ont su se faire une place au soleil et s’offrir un réel destin scientifique.

En Belgique, la Wallonie a pris un virage à 180° en autorisant depuis 2019, sous une forme régulée, la pratique du détectorisme archéologique amateur et individuel. Pourquoi, dans quelles conditions et pour quel bilan provisoire ? Une présentation de Dominique Bosquet, de l’Agence Wallonne du Patrimoine (AWaP), a fourni quelques réponses. À l’origine du changement d’abord, un double constat : d’une part l’impossibilité pratique de réellement surveiller et punir le détectorisme, pratique fugace et par nature éparpillée sur le territoire ; d’autre part l’évidence d’une différence entre les pilleurs invétérés (et a fortiori les réseaux criminels) et les passionnés avant tout désireux de pratiquer une forme de « recherche » adaptée à leurs moyens et à leur environnement social.

Le cadre mis en place semble inspiré par la réglementation en matière de chasse : une autorisation annuelle pour un individu majeur, associée à une formation obligatoire. Ensuite, la procédure est simple : une déclaration préalable de l’intention de prospecter et du lieu choisi, via un formulaire en ligne, avec cartographie intégrée, attestant de l’accord du propriétaire du terrain ; un signalement géolocalisé des découvertes éventuelles, toujours en ligne, accompagné de la photo de l’objet découvert ; un « rapport » annuel d’activité, de format entièrement libre (fig. 2a et 2b).

Fig. 2a et 2b : Deux exemples bien différents de rapports d’activité annuels. (© D. Bosquet)

Une documentation accompagne l’autorisation afin d’aider l’amateur à faire le tri dans les objets à déclarer… ou pas (capsule, boulon, dé à coudre, etc.). La vente et l’exportation, et bien sûr la prospection sur les sites de la carte archéologique (mise en ligne), restent interdites. S’il est jugé que l’objet présente un intérêt d’étude ou doit être préservé, il devra être déposé (dans un second temps) auprès de l’AWaP. La double valorisation des objets remarquables et de leurs découvreurs n’a pas été oubliée : des sélections en sont publiées annuellement dans deux revues, sous forme d’articles signés par le détectoriste puis par le spécialiste les ayant expertisés. Les PDF des articles sont mis en circulation dans la communauté des titulaires d’autorisation. Les Journées d’archéologie en Wallonie s’en font l’écho.

Cinq ans après le retournement de la législation, près de 400 personnes disposent d’une autorisation. La moitié ont déclaré une découverte, aboutissant au signalement de plus de 2 000 objets par an. Un résultat que l’AWaP qualifie « d’encourageant », elle dont l’objectif est d’abord de marginaliser les fraudeurs et d’enclencher ainsi, à terme, une dynamique d’auto-contrôle social sur le terrain et de collaboration confiante entre science et société. À titre de comparaison, le nombre de détectoristes recensés en 2015 en région PACA (dont la population est de 50 % supérieure à celle de la Wallonie), lors de la seule étude exhaustive menée sur cette pratique en France, était évalué à un millier (Delestre 2019). Pourrait-on dès lors supposer qu’entre la moitié et les deux-tiers des pratiquants wallons seraient donc titulaires d’une autorisation ?

Olivier Gabory (Carrefour des Mauges, Centre permanent d’initiatives pour l’environnement) et Guillaume Lépine (Archéodunum) ont, pour leur part, exposé tout le parti scientifique tiré d’un corpus mobilier issu de découvertes fortuites. Leur projet « Haches de pierre, âge de pierre » s’est intéressé aux haches néolithiques en pierre polie de la région agricole des Mauges (sud-ouest du Maine-et-Loire). Il a été initié par le CPIE, association locale expérimentée en science participative (en écologie), qui a relayé et structuré une demande des habitants quant à ces objets de patrimoine, ramassés au fil des années et collectionnés, appréciés pour leur esthétique mais, bien sûr, mal connus.

Le CPIE a conçu et coordonné le projet et a orchestré la mobilisation locale (16 000 personnes rencontrées, 200 foyers participants), pour des résultats étonnants : 2 387 haches identifiées, 600 sites inconnus repérés grâce à elles. Plus remarquable encore, la localisation du ramassage, parfois très ancien, s’était conservée, voire transmise, dans les familles. Grâce à cela, ces artefacts, prêtés aux scientifiques, mesurés, étudiés et numérisés (certains en 3D) par ces derniers avant d’être rendus aux habitants, ont pu être agrégés à un catalogue numérique antérieur de 900 haches et à un inventaire des découvertes conservées dans les musées de Cholet et d’Angers. Une analyse géostatistique de ces trois corpus assemblés s’est nourrie de leur complémentarité : précision de la localisation des références antérieures concentrées sur quelques sites versus précision relative, et large répartition du ramassage des habitants versus localisation souvent très mal connue des objets de musée. Elle a permis de définir une répartition des zones d’activité liées à ces objets sur le territoire, puis de caractériser ces zones selon des critères technologiques et pétrographiques. S’est ainsi peu à peu révélée l’ébauche d’un réseau d’échange à moyenne et longue distance de matière première, voire de produits finis (fig. 3a et 3b). 

Fig. 3a et 3b : Carte de répartition des découvertes (ronds verts) sur le territoire des Mauges et première approche d’un réseau d’échange à moyenne et longue distance au Néolithique. (© G. Lépine, O. Gabory)

Les enseignements du projet sont remarquablement contre-intuitifs : les objets ramassés ont été massivement mis à disposition des scientifiques dès l’instant où la confiance a été construite par un dialogue nourri et un protocole opérationnel négocié ; le volume de données nouvelles recueilli par cette voie a permis de corriger les biais statistiques inhérents au corpus précédemment réuni ; enfin, l’information incomplète sur le contexte de ramassage n’a pas empêché l’exploitation des données, pour explorer des questions de recherche adaptées à leurs caractéristiques… mais pas moins importantes.

Conclusion : du « droit de participer » et de sa mise en œuvre

Vincent Negri (CNRS, Institut des sciences sociales du politique) a conclu les échanges en rappelant la montée en puissance depuis 20 ans du « droit de participer » aux politiques du patrimoine culturel, en tant que principe central pour la gouvernance de ce dernier, de la convention de Faro, en 2005 (cf. supra), au Cadre européen d’action en faveur du patrimoine culturel, en 2018 (« Pilier 1 : participation et ouverture à tous »). Le contrôle social de la participation, mais aussi des politiques elles-mêmes, doit être partagé, dans un cadre juridique légitimement fondé sur la notion de « bien commun » (Negri 2021).

De ce point de vue, la diversité méthodologique et la pertinence scientifique de toutes les actions présentées durant ces deux jours nous semblent avoir démontré que, dans la construction et la réalisation d’un projet participatif en archéologie, les amateurs peuvent apporter dans la corbeille, non seulement leurs propres compétences, mais aussi leurs propres centres d’intérêts et même leurs propres données. La question nous paraît désormais surtout celle de la volonté de tous les acteurs – professionnels, amateurs, administration – de travailler ensemble, à l’initiative de l’un ou de l’autre, dans un cadre d’intervention co-construit entre les parties.

Bibliographie 

[En ligne] On retrouve les captations de l’ensemble des interventions sur la chaîne Canal U du réseau Particip-Arc : https://www.canal-u.tv/chaines/particip-arc

À paraître : Vigne J.-D., Villaroel-Parada A., Girard J. P. (dir.) 2025, Actes de la Séance de la SPF « Démarches participatives pour la recherche et la valorisation du patrimoine archéologique » [En ligne] https://www.prehistoire.org/515_p_46802/seances-de-la-spf-supplements.html

Christiansen T. T. 2016, Recreational Metal Detecting And Archaeological Research: Critical Issues Concerning Danish Metal-Detector Finds, in Martens J. & Ravn M. (ed.): Pløyejord som kontekst, Portal forlag, Kristiansand. [En ligne] https://press.nordicopenaccess.no/cdf/catalog/view/52/236/2176

COMETS-Comité d’éthique du CNRS 2015, Avis n° 2015-31- les « sciences citoyennes » [En ligne] https://comite-ethique.cnrs.fr/wp-content/uploads/2022/12/AVIS-2015-31-FR.pdf

Conseil de l’Europe 2005, Convention de Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société [en ligne] https://www.coe.int/fr/web/culture-and-heritage/faro-convention

Delestre, X. 2019, Le détectorisme en France : quelle situation et quelle politique publique? Canadian Journal of Bioethics / Revue canadienne de bioéthique, 2 | 3 [En ligne] https://doi.org/10.7202/1066474ar

Dewey J. 2015, Le public et ses problèmes, avec une Présentation de l’édition française de J. Zack, collection Folio essais, Gallimard

Houllier F., Merilhou-Godard J.-B. 2016, Les Sciences participatives en France. État des lieux, bonnes pratiques & recommandations, ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. [En ligne] https://hal.science/hal-02801940/

Negri V. 2021, Archéologie et bien commun – Figures de la propriété et du préjudice archéologique, rapport n° 17.35 du GIP Mission de recherche Droit et justice [En ligne] http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/conservation-et-dispersion-des-biens-archeologiques-figures-de-la-propriete-et-du-prejudice-archeologiques-le-patrimoine-archeologique-en-justice-protection-de-luniversalite-de-la-connaissance-e/

Wessman A., Thomas S., Deckers P., Dobat A. S., Heeren S., Lewis M. 2023, Hobby Metal-detecting as Citizen Science. Background,Challenges and Opportunities of Collaborative Archeological Finds Recording Schemes, Heritage & Society, DOI : https://doi.org/10.1080/2159032X.2022.2098654

 L’auteur

Jean Pierre Girard est chercheur associé de l’UMR 5133 Archéorient, concepteur et coordinateur de projets consacrés à l’ouverture et au partage des données archéologiques.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jean Pierre Girard (25 octobre 2024). Quand l’archéologie se révèle à elle-même (et à la société) – 2ème partie. ArchéOrient - Le Blog. Consulté le 15 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12kse


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.