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Quand l’archéologie se révèle à elle-même (et à la société) – 1ère partie

Archéologie participative ou « citoyenne » : cette pratique très ancienne est aujourd’hui écartelée entre une forte demande de la société et une méfiance certaine de la part des institutions. Deux riches journées d’étude en ont récemment présenté un bilan que nous résumerons dans un long billet, dont voici la première partie.

L’archéologie est une science relativement jeune dont l’émergence s’est fortement nourrie de l’érudition et de l’engagement personnel d’un grand nombre d’amateurs et d’associations. La professionnalisation des archéologues à la fin du XXe siècle a certes pris le relais de ce fonds associatif mais elle ne l’a pas tout-à-fait éteint : depuis quelques années, en plein accord avec l’évolution de nos sociétés vers plus de participation citoyenne dans la recherche culturelle (Bernard et al 2019, Houllier 2016), les initiatives se multiplient sous différentes formes et à différents niveaux d’intégration sociale pour des travaux de terrain (prospections, fouilles), pour la préservation ou la valorisation du patrimoine et des savoirs populaires ou pour des projets de recherche emblématiques d’un territoire. De quoi parle-t-on ici ? Ce qu’on appelle les « sciences participatives » ou « citizen sciences » (ou sciences collaboratives, ou recherche contributive) consiste en l’association étroite d’une communauté scientifique et d’une communauté d’amateurs (non académiques) en vue de l’étude d’une question de recherche, à quelque niveau que ce soit.

En archéologie, cette pratique est souvent regardée avec une grande méfiance par les institution(nel)s du patrimoine, méfiance que l’État relaye dans une réglementation et une pratique d’autorisations toujours plus strictes. C’est pourquoi la Société préhistorique française a décidé d’en faire un bilan, au moins qualitatif, dans le cadre de son cycle semestriel des Séances de la SPF. Deux journées d’étude ont été organisées à Paris les 14 et 15 mars 2024 sous l’intitulé « Démarches participatives pour la recherche et la valorisation du patrimoine archéologique » ; on retrouvera les captations de l’ensemble des interventions sur la chaîne Canal U du réseau Particp-Arc ; elles ont exposé et exploré les registres étonnamment divers dans lesquels se redéveloppe une discipline qui, depuis toujours éminemment populaire, se rêve désormais pleinement « citoyenne ». Plusieurs sessions ont interrogé tout le spectre disciplinaire : les fouilles et inventaires archéologiques, toutes les formes de prospection virtuelles et sur le terrain, l’analyse de corpus, enfin les problématiques de patrimonialisation. En introduction et en conclusion a été illustré et discuté le « droit de participer » aux politiques du patrimoine, entre volonté d’engagement d’un « public » spontané ou construit (Dewey 2005) et formes de contrôle social intrinsèques au processus.

L’auteur de ces lignes s’est permis d’extraire d’un ensemble particulièrement homogène en qualité quelques-unes des interventions, pour lui les plus marquantes. Nous relaterons dans cette première partie des interventions illustrant des projets de plus en plus innovants, avant de nous intéresser prochainement, dans une deuxième partie, à des présentations franchement disruptives.

Fondamentaux

Les journées ont été ouvertes par une série d’interventions présentant des collaborations de terrain en France, au Canada et en Indonésie qui ont permis, d’une part de montrer le potentiel formidable d’une coopération étroite entre amateurs volontaires et chercheurs académiques, d’autre part de poser les bases éthiques et méthodologiques d’une archéologie véritablement citoyenne.

Un exposé sur les collaborations bénévoles/professionnels comme pierre angulaire de l’archéologie préhistorique armoricaine a permis de prendre la mesure, du point de vue de Nicolas Naudinot, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, de l’apport inestimable, depuis 1965 (!), du CFRA, une association d’archéologues amateurs engagés dans toute la chaîne de la connaissance : prospections de terrain, fouilles (le monde académique faisant le lien avec l’administration de l’État), analyses post-prospection et post-fouille, prospection cartographique, enregistrement dans la base Patriarche et médiation. L’association organise elle-même des sessions de formation avancée pour ses membres et pour le grand public. Conclusion de l’intervenant : « Que l’on intègre ou non les bénévoles à nos programmes de recherche, ils continueront leur activité, [dans la seconde hypothèse] sans que nous puissions bénéficier du fruit de leurs découvertes. » Une pleine collaboration est donc bien un échange « gagnant-gagnant ».

Deux présentations sur des projets menés sur l’île de Java (Human Origins Heritage) et au Québec (à Mashteuiatsh, sur le territoire des Pekuakamiulnuatsh), avec des populations longtemps gardées à l’écart de l’archéologie officielle, se sont attachées à faire ressortir les conditions d’une archéologie pleinement respectueuse du rapport entre des habitants et les vestiges révélant le passé du territoire où ils vivent.

Corentin Biets (MNHN, Eveha) a montré comment, partant du constat que les communautés locales recueillent depuis longtemps des vestiges (humains ou matériels) d’Homo erectus à Java – en n’en conservant qu’une documentation parcellaire – et manifestent ainsi la meilleure connaissance possible de leur terrain, les acteurs officiels de l’archéologie indonésienne ont conçu avec ce « public » particulier (au sens de Dewey) un programme global associant formations et fouilles-écoles, dans un but d’autonomisation des acteurs locaux, qui aboutit à l’abolition des barrières étudiants-communautés-chercheurs, à la co-définition de thèmes de recherche nouveaux, à la protection sociale du patrimoine préhistorique et culturel et à une gouvernance partagée de l’archéologie préventive.

Fig. 1 : Synthèse méthodologique du projet Human Origins Heritage (© Corentin Biets)

Au Québec, la question a été la construction progressive d’une « archéologie collaborative post-colonialiste avec les Premières Nations ». Erik Langevin (université du Québec, Chicoutimi) a décrit l’évolution ayant permis de passer d’une situation où les Premières Nations (PN) étaient un objet d’étude (« on parle des PN, mais on ne parle pas aux PN »), puis une réserve de main-d’œuvre peu qualifiée et bon marché (« on parle aux PN, mais on ne les écoute pas »), à un statut de partenaire pour des thèmes de recherche encore déterminés par les chercheurs (« on parle avec les PN, mais on ne les comprend pas »), enfin à un dialogue d’égal à égal, dans lequel les projets sont véritablement co-construits (« les PN parlent, nous les écoutons »). Là encore, formation de jeunes devenus étudiants, participation aux terrains et mise en valeur par la médiation et le numérique constituent un processus de transmission mutuelle de savoirs entre les uns et les autres.

Inventaires, prospections, fouilles

Ces bases étant posées, quelle signification concrète leur donner sur des terrains plus familiers à l’assistance ? Quelles modalités pratiques adopter dans le cadre réglementaire qui est le nôtre ? Pour quelle valeur ajoutée archéologique ou sociétale ?

De ce point de vue, la présentation du projet « Vallée de l’Eure : une rivière, des territoires » par Fabienne Dugast (CNRS, Orient & Méditerranée) a représenté une parfaite transition : un programme d’exploration diachronique et interdisciplinaire d’une sorte de « diagonale du vide » archéologique, une vaste région très agricole avec peu de projets d’aménagements, très peu explorée par l’archéologie préventive. Faute d’un budget pharaonique, la seule méthode praticable consistait à s’appuyer sur des communautés locales, via des associations, entraînées par quelques amateurs passionnés, pour réunir inventaires du patrimoine culturel visible (extérieur) et invisible (collections privées), analyse du patrimoine naturel et des savoirs locaux sur le territoire (histoire agricole, anthropologie), le tout opéré selon des méthodes classiques (prospections terrestres et aériennes) enrichies par l’apport des habitants : accès aux propriétés (Fig. 2)… et aux collections personnelles, prospections autonomes.

Mettre en œuvre la méthode suppose la négociation et la mise en place de protocoles communs pour l’acquisition, la contextualisation et la consultation (ouverte) des données (Fig. 3), mais suppose aussi d’interroger quelques réalités administratives bien ancrées : la nécessité de la présence d’un archéologue dûment autorisé par l’administration, le statut (droit de propriété) attaché à un objet archéologique, l’opprobre jetée sur l’usage individuel des détecteurs de métaux… En contrepartie, outre la (re)découverte d’un patrimoine sorti de l’ombre et la mise en pleine lumière du lien entre les sociétés (du passé et du présent) et leur environnement, l’enjeu est celui d’un changement de paradigme : passer de la notion de patrimoine/héritage à la notion de « patrimoine commun » à toutes les communautés présentes dans le territoire et/ou s’intéressant à lui.

Fig. 3 : Proposition de posture circulaire en archéologie alliant exigence scientifique et réalités sociétales (© Fabienne Dugast)

Les présentations suivantes ont montré comment les principes fondateurs précédemment exposés avaient donné naissance en France à un modèle opérationnel : un groupe d’amateurs de taille variable, initialement fédéré par une personnalité qui lui apporte motivation et identité, formé aux méthodes de prospection (voire de fouille), de documentation et de publication rigoureuses, soucieux de la médiation de ses résultats et autonome dans ses relations avec l’administration tout en restant en lien étroit avec le monde de la recherche académique. Ce modèle commun a été illustré dans tous les types de contextes géographiques (littoraux de Bretagne et de Guadeloupe, campagne et moyenne montagne de Bourgogne-Franche-Comté, forêts d’Île-de-France, etc.) et archéologiques : recherche-action d’observation-protection dans les projets ALeRT et ALOA (Marie-Yvanne Daire, CNRS, CReAAH), recherche en diachronie par le Groupe de recherches archéologiques de Tournus (Mathieu Rué, Paléotime, ASM), relevés de gravures préhistoriques en forêt de Fontainebleau et le long de l’Essonne (Boris Valentin, université de Paris 1), prospection par détecteur de dépôts de l’âge du Bronze par l’Association de recherche et d’étude des sites archéologiques comtois (Estelle Gauthier, université de Franche-Comté, Chrono-Environnement), etc.

Un projet plus novateur « d’archéologie communale » en territoire rural, piloté et développé par Clément Venco (TRACES), concerne le piémont pyrénéen central, à raison de 4 à 5 opérations par an depuis 2021. Dans cette zone, une volonté des acteurs locaux de documenter de manière scientifique le patrimoine archéologique communal prolonge aujourd’hui de nouvelles dynamiques de recherche académique initiées de 2012 à 2020. Elle se fonde sur quelques principes simples : un projet porté et financé par une très petite commune, dont les équipes municipales et les habitants participent directement aux recherches, les thématiques des recherches étant validées par la Commission territoriale de la recherche archéologique et le Service régional de l’archéologie. Participatif et auto-centré par nature, chaque projet se donne pour objet une étude, une conservation (pour le bâti) et une valorisation locale, donc la « patrimonialisation » d’un « commun » qui devient un outil culturel de développement pour la commune. Cerise(s) sur le gâteau : les projets ne sont (quasi) pas financés par le ministère de la Culture mais par des lignes budgétaires générales de développement territorial ; enfin, cette voie offre un débouché nouveau pour nos étudiants, comme le montre l’exemple de l’intervenant, qui en a fait le cœur de son activité professionnelle.

Fig. 4 : Aire de développement initial (pointillés bleus) des projets d’archéologie communale dans le piémont pyrénéen (© Clément Venco)

Enfin, l’archéologie ne néglige pas de confronter nouvelles technologies et citizen science, comme dans le projet Heritage Quest mené dans deux régions forestières des Pays-Bas, pour la recherche de tumulus de l’âge du Bronze ou de structures agricoles de l’âge du Fer par l’analyse de relevés LIDAR. Lorsque l’intelligence artificielle a fourni sur la première région une carte tellement dense qu’elle en devenait en pratique invérifiable sur le terrain, il a été fait appel à la force collective des internautes. Une interface web a d’abord permis un repérage massif des structures recherchées : plus de 2 000 km² de territoire ont été explorés par plusieurs milliers d’utilisateurs (dont 5 % de « super-utilisateurs ») en seulement quatre mois ! La carte des 38 000 sites repérés était bien sûr elle aussi pleine de « bruit » dans les données ; mais ensuite, une analyse de cartographie statistique, après une première épuration menée selon des critères géographiques simples, a classé les résultats selon le nombre et la proximité des « clics » enregistrés, ce qui a permis de passer de plus de 13 000 sites potentiels à un peu plus de 700 sites très probables et plusieurs milliers plausibles ou probables. Une vérification partielle menée sur le terrain a montré que 60 % des premiers étaient bien des tumulus totalement inconnus jusqu’alors. Les résultats de la recherche menée sur la deuxième région ont été équivalents… mais encore plus rapides (deux semaines) !

Conclusion (provisoire)

L’archéologie villageoise dans les Pyrénées ou Heritage Quest s’analysent donc comme une co-construction/co-invention de la carte archéologique avec la société civile la plus large, à rebours de la culture de défiance profonde, en France, de nombre d’institution(nel)s vis-à-vis du « public », vu comme un ensemble indéterminé peu soucieux de l’intérêt général. Nous verrons dans une seconde partie comment certains projets vont encore plus loin en rompant radicalement avec cette vision pour ouvrir à la fois de nouvelles voies de coopération entre la science et la société et, tout simplement, de nouvelles voies de recherche.

Bibliographie

Bernard L. et al., 2019, Recherche culturelle et Sciences participatives (rapport), Particip-Arc-ministère de la Culture-Muséum national d’Histoire naturelle [En ligne] https://mnhn.hal.science/mnhn-02297638/

Dewey J. 2015, Le public et ses problèmes, avec une Présentation de l’édition française de J. Zack, collection Folio essais, Gallimard

Girard J.-P. 2024, Recherches participatives : quelle place pour l’archéologie ?, Archéorient-le blog [En ligne] https://archeorient.hypotheses.org/26391

Houllier F., Merilhou-Godard J.-B. 2016, Les Sciences participatives en France. État des lieux, bonnes pratiques & recommandations, ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. [En ligne] https://hal.science/hal-02801940/

L’auteur

Jean Pierre Girard est chercheur associé de l’UMR 5133 Archéorient, concepteur et coordinateur de projets consacrés à l’ouverture et au partage des données archéologiques.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jean Pierre Girard (4 octobre 2024). Quand l’archéologie se révèle à elle-même (et à la société) – 1ère partie. ArchéOrient - Le Blog. Consulté le 8 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12f8r


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