« Comment on fait un vase et ce que cela raconte de son potier ». (2024, 3e édition).

Stage de formation à la lecture et à l’interprétation des chaînes opératoires céramiques

Et c’est reparti pour un tour. Désormais rendez-vous habituel de la rentrée d’Archéorient et du Service Archéologique de la Ville de Lyon (SAVL), la troisième édition du stage concernant la lecture et l’interprétation des chaînes opératoires céramiques a eu lieu du 02 au 07 septembre 2024 à la commanderie de Jalès. Bien que récurrent, Ce stage reste néanmoins très peu fréquent car, en France comme à l’étranger, les formations de ce type sont de plus en plus rares, sans que cela ne soit en aucun cas attribuable à un affaiblissement de l’intérêt scientifique. Au contraire, les études, mémoires de master et thèses sur les techniques céramiques s’orientent désormais vers des régions et des époques différentes, sans compter que, dans le cadre des fouilles programmées et préventives, les céramologues – et notamment les spécialistes s’intéressant (aussi) aux techniques de fabrication – sont de plus en plus recherchés. Il s’agit cependant d’un sujet complexe, qui ouvre des champs de recherche nouveaux et passionnants, mais au prix de longs efforts (parfois décevants) entre observations de terrain et analyses de laboratoire : un angle d’attaque fascinant, qui s’attèle à démêler d’intimes enchevêtrements entre caractères culturels matériels et immatériels, tout en exigeant la patience (et souvent la frustration) de travailler sur de très vastes collections ou assemblages céramiques. Or, si le stage constitue l’une des rares occasions permettant d’aborder les techniques potières et les séquences opérationnelles qui en sont à la racine, chaque année, lors de son organisation, nous nous inquiétons du nombre des inscriptions et, surtout, de notre capacité à attirer suffisamment de curiosité de la part des étudiants et des professionnels. Mais cette année encore, ils ont répondu avec un enthousiasme retentissant.

À chaque édition, la mise en place de ce stage, issu d’une coopération entre Archéorient et le SAVL, soulève des questions qui vont bien au-delà des aspects logistiques et organisationnels. En effet, depuis quelques temps, les travaux sur la chaîne opératoire – l’ensemble des gestes, opérations et étapes de tout processus de manufacture – ont quitté leur niche académique pour trouver une place dans des débats archéologiques très variés. Bien que l’étude des modalités de fabrication soit encore assez nouvelle dans certaines disciplines (comme les études céramiques au Proche-Orient ancien), l’approche de la chaîne opératoire ne représente plus une méthode d’analyse sectorielle que seuls quelques spécialistes oseraient affronter grâce à des compétences extrêmement spécifiques et des moyens technologiques coûteux. Le succès scientifique des projets de recherches sur les systèmes de production anciens, ainsi que le large consensus sur l’efficacité de ses applications, ont fait de la chaîne opératoire un concept relativement à la mode. Par conséquent, il existe un besoin croissant de resserrer le lien entre les applications pratiques (de plus en plus innovantes) et les implications théoriques (de plus en plus larges) de la chaîne opératoire. Tout cela n’est pas nouveau pour une notion énucléée au fil de décennies de débats et relevant à la fois de la fabrication et de l’étude des choses, à la fois du processus de transformation d’une (ou plusieurs) matière(s) première(s) en un produit fini, et de l’outil analytique utilisé pour documenter un tel processus. La manière dont les archéologues traitent la chaîne opératoire permet à cette notion de s’inscrire progressivement dans un éventail croissant de questions épistémologiques. En d’autres termes, s’il existe la possibilité d’utiliser la chaîne opératoire dans de nouveaux domaines (d’un point de vue méthodologique, c’est-à-dire inhérent à la manière dont cet outil analytique est appliqué), cela pourrait impliquer la possibilité de poser de nouvelles questions épistémologiques (notamment sur les éléments définissant la nature et les conséquences de la chaîne opératoire en tant que concept). Or, comment essayer d’exprimer ces problématiques en termes suffisamment simples pour être accessibles à des étudiants non spécialistes sans caricaturer des résultats et des débats extrêmement pointus et en pleine évolution ? Comment expliquer que la façon de faire les choses – le cas échéant les vases – constitue une racine et une empreinte substantielle de l’identité d’un groupe social et peut, sous certaines conditions, permettre de reconstruire les relations entretenues par celui-ci avec d’autres groupes ? Comment contrer tant de vieux stéréotypes qui se sont sédimentés au fil du temps dans la littérature archéologique concernant le tour, la supériorité de certaines techniques par rapport à d’autres, ou la relation entre compétences techniques, caractère arbitraire des choix et transmission des chaînes opératoires en tant que véritables traditions ? Mais surtout, comment tenter d’offrir aux stagiaires un aperçu relativement complet des potentialités de l’analyse de la chaîne opératoire en céramologie tout en essayant, d’une part, de se divertir et, d’autre part, de susciter (si possible) quelques vocations pour ce type d’études ? 

Sur la base de ces considérations, cette troisième édition du stage de Jalès doit être considérée comme un franc succès car, dans l’ensemble, toute une série d’objectifs – désormais essentiels pour cette collaboration entre Archéorient et le SAVL – ont été atteints : on repart de Jalès à la fin de la semaine avec davantage de questions qu’on en avait quelques jours auparavant ; on ne cherche pas à former (et donc on ne devient pas) des technologues experts en céramiques anciennes, mais on se concentre plutôt sur les raisons et les applications de l’analyse de la chaîne opératoire ; et – surtout – stagiaires et intervenants discutent de sujets sérieux et complexes, tout en s’amusant beaucoup.

Les cours théoriques et les nombreuses présentations des intervenants demeurent le cœur de cette formation (Fig. 1 & 2). Les communications d’Étienne Hofmann (SAVL UMR 5138 arar), Sébastien Manem (CNRS UMR 8068 TEMPS), Johnny Samuele Baldi (CNRS UMR 5133 Archéorient), Julien Ripoche (SAVL UMR8215 Trajectoires), Quentin Favrel (Eveha UMR 8215 Trajectoires), Anne Schmitt (CNRS UMR 5138 ArAr), Eric Bertrand (SAVL UMR 5138 ArAr), Armance Dupont-Delaleuf (UMR 7041 ArScAn), Stéphane Gaillot (SAVL), Claire Padovani (CNRS UMR 5133 Archéorient) et Jessie Cauliez (CNRS UMR 5608 TRACES) ont ainsi jalonné cette semaine suivant grossièrement l’ordre des différentes étapes de la chaîne opératoire. Le vendredi matin, pendant que des pots commençaient à cuire dans un four, une excursion sur le terrain (Fig. 3) à la rencontre du métier de potier en Ardèche a été conduite par Stéphane Gaillot, accompagné de Yann Callot (Professeur émérite UMR 5133 Archéorient). Enfin la présentation conclusive de la formation, présentée en visio-conférence par Jessie Cauliez, s’est déroulée durant l’après-midi du vendredi préalablement à l’extraction des vases du four. Du lundi au vendredi, le programme a été dense :

Lundi :

• Julien Ripoche (SAVL UMR 8215 Trajectoires) & Johnny Samuele Baldi : Présentations introductives concernant l’apport des chaînes opératoires en archéologie.
• Étienne Hofmann (SAVL ULR 8215 ArAr) : L’enregistrement des données en archéologie.
• Sébastien Manem (CNRS UMR 8068 TEMPS) : Introduction à la question des chaînes opératoires.

Mardi :

• Julien Ripoche (SAVL UMR 8215 Trajectoires) : Les chaînes opératoires céramiques sans ECR.
• Julien Ripoche (SAVL UMR 8215 Trajectoires) : Constantes et variations autour d’un modèle. Les vases biconiques à carène haute de l’âge du Bronze.
• Quentin Favrel (Eveha UMR 8215 Trajectoires), Études technologiques des assemblages céramiques du néolithique final du Nord-Ouest de la France : la place des cultures locales et l’impact du campaniforme sur la façade atlantique au troisième millénaire avant notre ère.

Mercredi :

• Anne Schmitt (CNRS UMR 5138 ArAr) : La préparation de la pâte et l’analyse des fabriques céramiques.
• Eric Bertrand (SAVL UMR 5138 ArAr), les techniques de décor des céramiques à paroi fine lyonnaise.
• Armance Dupont-Delaleuf (UMR 7041 ArScAN) : Recherches au sujet de la Préhistoire et de la Protohistoire du Turkménistan. Éléments de réflexion concernant les approches technologiques du mobilier céramique tourné.

Jeudi :

• Stéphane Gaillot (SAVL) : Qu’est-ce qu’une argile ? Où la trouver ?
• Claire Padovani (CNRS UMR 5133 Archéorient) : La cuisson des productions céramiques.
• Claire Padovani (CNRS UMR 5133 Archéorient) & Johnny Samuele Baldi (CNRS UMR 5133 Archéorient) : Une approche expérimentale et sensorielle de la cuisson : retour sur un projet en cours à Jalès.

Vendredi :

• 14h : Jessie Cauliez (CNRS UMR5608 Traces) : Approche ethnoarchéologique de la chaîne opératoire.

Les 10 stagiaires qui ont participé à la formation de cette année présentent des profils variés : étudiants de Licence, Master et Doctorat issus de diverses universités (Aix-Marseille, Jérusalem, Lyon, Montpellier, Nancy, Paris et Rennes) ainsi qu’une professionnelle issue du monde des musées (Monaco). De la part de toutes et tous, il y a eu des questions, des discussions, de la curiosité sur les manières de traduire certains concepts ou procédures d’analyse dans le cadre de leurs propres recherches, tout comme il y a eu un investissement constant dans les tâches logistiques quotidiennes. Séverine Sanz-Laliberté (CNRS UM R5133 Archéorient) nous a accueillis et assistés toute la semaine par sa présence discrète et complice. Anne Benoist (CNRS UMR5133 Archéorient), cette année, n’était pas là physiquement mais bien présente avec nous par la pensée, et dans l’attente de son retour lors de la prochaine édition du stage. Nous avons aussi eu le plaisir d’être accompagnés par Christophe Benech (CNRS UMR 5133 Archéorient, Fig. 4), qui a réalisé de nombreuses vidéos et prises de son lors des différents ateliers pratiques au cours desquels tout le monde a essayé à la fois d’interpréter les traces de fabrication et de modeler de petits vases. Ce type de démarche est désormais une constante de la formation de Jalès : pendant qu’on lit et déconstruit les traces de manufacture, on essaie d’en produire de semblables, on expérimente le contact avec l’argile, on teste les façons de la travailler. Encore une fois, c’est la potière Aline Chambon (Fig. 5 & 6) qui, tout au long de la semaine, nous a guidés dans cette approche pratique en faisant des démonstrations de travail au tour à bâton, en montrant et en reproduisant des gestes, des postures, des formes céramiques : elle a été patiente, bienveillante, pédagogue et capable de susciter un grand nombre de questions aussi bien chez les étudiants que chez les organisateurs. 

Finalement, le dernier jour, comment mieux terminer la semaine qu’en faisant cuire dans un four expérimental tous ces pots tout juste confectionnés afin d’observer et d’expérimenter directement les difficultés, le cadencement, la fatigue de « l’épreuve du feu » qui conclut la chaîne opératoire (Fig. 7) ? Donc, comme d’habitude à Jalès, on s’est souillé de terre et de cendres, on a papoté jusque tard dans la soirée (ou la nuit), on a guetté le feu et les braises dans le four en veillant et en écoutant la cuisson des pots, on a discuté des applications de la chaîne opératoire céramique, en essayant de la vivre.

À l’année prochaine.

Les auteurs

Julien Ripoche est archéologue, céramologue au SAVL – Service Archéologique de la Ville de Lyon, et membre de l’UMR 8215 Trajectoires, Paris.

Johnny Samuele Baldi est archéologue, céramologue, chargé de recherche au CNRS et spécialiste de la phase proto-urbaine en Mésopotamie et au Levant Nord. Il est membre de l’UMR 5133 Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée à Lyon.

---

---